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HISTOIRE DE L'ALGERIE

HISTOIRE DE L'ALGERIE

Sont présentées ici des recherches historiques sur l'Algérie du XIXème siècle et de manière générale sur le Maghreb et la France. Aux recherches s'ajoutent des points de vue, des notes de lecture et des instruments de travail.


Ouzellaguen 25-28 juin 1851 - Autopsie d'un grand combat - L'entre-deux-combats - L'entrée en scène d'un médiateur intéressé, Ben Ali Chérif

Publié par Abdel-Aziz Sadki sur 18 Février 2013, 14:36pm

Catégories : #Histoire des Ouzellaguen

 

4) L'entrée en scène d'un médiateur intéressé, Ben Ali Chérif

 

Ben Ali Chérif arrive au camp de Ti-Azibin, le lendemain du combat, accompagné du goum du lieutenant Beauprête et de plusieurs personnalités favorables à la soumission, qui appartiennent aux Illoula Assameur, aux At Aïdel et aux At Abbès. Sans ce goum important et la présence de la colonne, Ben Ali Chérif n'aurait pas osé se présenter à cet endroit de la vallée. Il apporte avec lui de "bonnes nouvelles" sur les dispositions de ces populations, assurément refroidies dans leur ardeur insurrectionnelle depuis quelque temps déjà, mais surtout à la vue des fumées qui devaient monter des villages incendiés, du bruit des fusillades et du tonnerre assourdissant de l'artillerie.

Surtout, Ben Ali Chérif se montre particulièrement satisfait des

 

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At Abbès, qui en des moments difficiles l'ont soutenu, par exemple lorsqu'il a dû fuir seul, précipitamment, et franchir la vallée de la Soummam pour passer sur la rive droite, ce qu'une vieille prévention attachée à sa famille interdisait sous peine de grave danger. Il n'a trouvé de refuge et de protection que parmi quelques At Abbès. Ces derniers sont obnubilés par le commerce. Ils en veulent profondément aux coupeurs de route, aux Ouzellaguen, aux tolbas de Sidi ou Dris et aux At Mellikeuch qui rendent difficile leurs échanges avec Bougie. Ils trouvent, pour certains, en Ben Ali Chérif un avocat précieux auprès des commandements territoriaux français.

Ben Ali Chérif est arrivé après le départ des Ouzellaguen et n'a pu ainsi s'aboucher directement avec eux. Maintenant que Ben Ali Chérif est au camp, il fait figure, malgré la présence de deux interprètes dans la colonne, de médiateur tout désigné pour négocier avec les Ouzellaguen. Il est considéré, aux yeux de Camou, mais surtout de Bosquet qui l'a sous le commandement de sa subdivision de Sétif, comme le chef naturel du pays. Il est donc tout à fait normal qu'il entre en scène, à ce moment où la victoire le permet. Pendant longtemps, il était tenu claustré dans le camp des At Mansour, sous la garde du goum de Beauprête, avec l'interdiction qui lui était faite de s'éloigner. Il s'en était senti profondément choqué et ne comprenait pas cette instruction donnée à son propos, lui qui se prévalait d’être un interlocuteur libre et à part entière des Français. Il était profondément abattu à la suite de l'insurrection qui avait été d'abord dirigée contre lui.

La généalogie de la famille de Ben Ali Chérif fait apparaître des liens étroits et très anciens avec les Ouzellaguen. Voisins sur un même versant, un important chemin relie les villages des Ouzellaguen à ceux des Illoula, notamment au village de Chellata. D'ailleurs, au XVIIIe siècle, un des ancêtres directs de Ben Ali Chérif, Sidi Ali Chérif, le petit fils de celui qui a émigré, depuis le Maroc, dans la région, a vécu quelques années, au retour de ses études achevées à Tunis, aux Ouzellaguen, au village d'Isgouan, au sein des marabouts At Lahlou, qui lui offrirent une de leurs filles en mariage. Par la suite, il fut désigné à Chellata pour la fonction d'imam qu'y avait exercée son père. Les Ouzellaguen ont donc contribué à l'enracinement de la famille Ben Ali Chérif dans la région.

Dans le déclenchement de la grande insurrection de 1851, les Ouzellaguen, en la circonstance, avaient contribué de façon décisive à le duper, jouant même de sa crédulité. Ben Ali Chérif en a confié lui-même la trame au lieutenant Beauprête qui s'exprime :

"[...] comment Ben Ali Chérif a été trahi par les Illoula et les Beni Aïdel.

Si Ben Ali Cherif avait il y a environ quinze jours, enlevé de

 

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son azib tous ses troupeaux et n'y avait laissé qu'une garde pour les maisons, mais il y a quelques jours, que les Mzelladja [Ouzellaguen], Illoula et Beni Aïdel sont venus lui faire de belles protestations de dévoûment, et l'engager à replacer tous les troupeaux dans son azibe, qu'ils répondaient de ce qu'il pouvait arriver."[1]

Ben Ali Chérif s'explique lui-même dans une lettre adressée au lieutenant Beauprête, au camp des At Mansour, datée du 14 mars 1851 :

"J'ai réuni hier jeudi 13 mars les grands des Illoula ; je me suis entretenu avec eux, et je les ai trouvé d'accord avec moi ; je leur ai dit d'établir un poste à Akbou pour surveiller les insurgés ; ils y ont consenti et le jour où ils l'établiront je vous en informerai.

Au moment où je vous écris cette lettre, arrivent les Grands des Mezelda, ils sont au nombre de vingt et me proposent de transporter mes troupeaux chez eux et ils s'en rendent garants en me promettant de ne pas écouter les insurgés. Je suis content de cette proposition car je serai débarrassé de tous ces troupeaux et j'aurai en cas de besoin des partisans de plus."

Il a conçu une rancune sérieuse aux Ouzellaguen pour s'être à ce point servis de lui, la perte de ses troupeaux est un malheur tout à la fois économique, politique et moral.[2] D'ailleurs, quelques deux semaines après la tourmente, il se décide à agir lui-même –mais aussi à se faire voir comme décidé et entreprenant —, d'une façon qui reste modeste, ne voyant rien venir de consistant du côté français pour relever sa position, mais tout de même conforté par la présence de la colonne du colonel d'Aurelle, avec un bataillon de 800 zouaves, un escadron de spahis et deux pièces de montagne.

Profitant de ce que les At Mellikeuch étaient retranchés dans leurs villages pour faire face à l'assaut possible de la colonne et de ce que les Ouzellaguen aient envoyé massivement leurs contingents pour aider les At Mellikeuch, il réunit un groupe de cavaliers levés chez ses partisans des At Abbès, des At Aïdel et des Illoula Assameur. Le 8 avril 1851, il entreprend une razzia dirigée à la fois contre les At Mellikeuch et les Ouzellaguen. Aux premiers, il enlève 70 chèvres ou moutons et, aux Ouzellaguen, un troupeau d'environ 500 moutons, leur faisant en même temps deux prisonniers.

 

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Alors que la colonne du général Camou approche des Ouzellaguen, des dispositions sont prises autour des Illoula pour contenir les derniers insurgés, comme le signale le lieutenant-colonel Bourbaki, le 20 juin, au camp des At Mansour. Ce dernier demande même s'il ne peut pas être autorisé à réaliser un coup de main dans la vallée pour couper la route à Bou Baghla. Il donne aussi des nouvelles de Ben Ali Chérif :

"La colonne Camou, après s'être ravitaillée à Bougie a rapproché de nous : avant-hier elle a brûlé les O. Adjebar, hier les Beni Himmel, d'après les nouvelles arabes tous ces beaux faits militaires ont eu lieu sans faits militaires [?].

Excepté les Zouaouas et les Bi Mellikeuch, c'est à qui fera sa soumission le plus vite.

Si ben-Ali-Cherif, avec des relations journalières avec nous, demeure toujours aux Beni Abbès ; il est aujourd'hui sans inquiétude pour sa famille.

A l'Ouest, cent Illoulas gardent son pays des Beni Mellikeuch ;

A l'Est, cent Illoulas le gardent contre les Mzedja ;

Au Nord, cent lui défendent Chellata même."[3]

La revanche de Ben Ali Chérif se verra aussi les mois qui suivront les combats des Ouzellaguen. Cette insurrection lui a fait perdre beaucoup de ce qui lui restait de crédit ou mieux de prévenance de la part des populations. Jusque-là, quand bien même on se faisait peu d'illusion sur ses inclinations et ses ambitions, il restait encore intouchable, en vertu de sa dignité de marabout, de la réputation de sa famille et de ses ancêtres, de l'immunité ancienne dont bénéficiait la grande zawiyya de Chellata (Ichelladen).

Oser s'attaquer directement à sa personne, c'est rejeter sans équivoque et définitivement Ben Ali Chérif dans le camp français, auquel il appartenait du reste, c'est permettre aux Kabyles de se débarrasser du dernier scrupule attaché à sa personne, qui était une entrave au succès de leur cause. Quelque chose d'irréparable s'est fait jour, comme une nécessité, le signal d'une lutte qui veut s'avouer plus que jamais[4], quelque soit la volonté et la puissance des troupes françaises.

La présence de la colonne Camou va peut-être permettre son retour

 

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en force, régler au mieux ses affaires. Pour l'instant, il faut amener les Ouzellaguen à discrétion. Comme intermédiaire entre une colonne et les populations, il bénéficie d'une expérience. La dignité maraboutique se prête traditionnellement aux missions de conciliation et de négociations, même si, cette fois, la mesure permise est largement dépassée. La famille des marabouts de Chellata a établi, dans ses relations d'amitié, une continuité entre les Turcs et les Français.

Pour notre Ben Ali Chérif, 1847 est une date tout aussi importante que 1851, quoiqu'à un titre différent. Ben Ali Chérif s'était porté au devant du maréchal Bugeaud, après le combat d'Azrou, aux At Abbés. Il a servi d'intermédiaire dans les pourparlers de soumission des Kabyles des environs. Ainsi le fit-il pour les Ouzellaguen, les Illoula, les At Aïdel et les At Oughlis.

Les Ouzellaguen n'ont pas traité directement avec Bugeaud. L'entremise de Ben Ali Chérif sert de couverture. Elle est une assurance pour l'avenir, une possibilité réelle de pouvoir toujours dénier toute valeur au traité de soumission. Ils se voient octroyés deux cheïkhs, probablement sur présentation de Ben Ali Chérif, qui les a choisis parmi ceux qui lui étaient les plus proches, puisqu'il fallait dorénavant répondre assez nominalement de son autorité. De cette affaire, Ben Ali Chérif tire un profit personnel manifeste puisqu'il passe désormais, aux yeux des Français et pour de longues années, pour le chef incontestable du pays, Ouzellaguen compris, lui qui n'était qu'un intermédiaire de marque.

Ayant plu par son action et ses manières au maréchal, celui-ci consentit à créer pour lui un commandement, malgré un refus de pure façade du marabout, un "petit État" a-t-on même pu écrire, formé des Illoula Assameur, des At Aïdel, de Seddouk et des Ouzellaguen.

C'est à l'occasion de grands événements comme la présence d'une colonne qu'il peut espérer faire pour lui-même des progrès sérieux, sa position étant, à l'ordinaire, moins forte qu'on a voulu le croire. Ben Ali Chérif n'a pas été chassé du pays, malgré de constantes menaces, parce qu'à la longue il s'est instauré une sorte de modus vivendi entre lui et l'immense majorité des Kabyles. Souventes fois, les insurgés lui ont rendu visite, le sommant de se présenter au premier rang et de verser une contribution pécuniaire. Ils pouvaient se saisir de lui sans trop de difficulté.

Ainsi que le vent tourne, ragaillardi, il semble vouloir revenir à Chellata, les Ouzellaguen vont être soumis par la force et ne s'opposeront plus à lui avec autant de virulence, les partis

 

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indépendants des At Aïdel, des Illoula Assameur vont courber la tête. Il va peut-être cette fois bénéficier de ce grand commandement à administrer, effectif dans ses frontières, dans les territoires et les populations, soumises. Grâce à cette nouvelle donne, il est assuré d'agir selon ses vues, avec une grande latitude d'action sur des populations qui se sont compromises profondément dans l'insurrection, et sur lesquelles, de cette façon, il n'est pas nécessaire d'user de ménagements. Elles ne trouveront pas l'attention, ni la défense qui sied à leurs revendications.

Ben Ali Chérif est pressé d'agir car son grand rival en lice pour l'attribution des Ouzellaguen n'est autre qu'Ou Rabah, le candidat de Bougie, qui vient de payer de sa personne en prenant part, dans le goum, aux durs combats du 25. Et il faudra le récompenser. De plus, les Ouzellaguen sont inclus nominalement dans son commandement depuis 1849. En effet, Ben Ali Chérif n'arrivant pas à en venir à bout, et par conséquent incapable d'en tirer le moindre profit et n'y trouvant que des sujets d'inquiétude, s'est entretenu avec Ou Rabah. Tous deux sont parvenus à s'entendre en cédant le gros village d'Ighil ou Antar, chez les Mcisna, du commandement d'Ou Rabah, contre les Ouzellaguen.

Cet échange est de pure forme pour ce qui est des Ouzellaguen, car sans application pratique. Par contre, Ben Ali Chérif gagne beaucoup en obtenant le village d'Ighil ou Antar, tout pacifié qu'il est, bénéficiant du reste d'une réelle importance économique. L'intention de Ben Ali Chérif est claire et ne s'arrête pas là. Il espère qu'Ou Rabah s'émoussera à combattre les Ouzellaguen comme il les émoussera avec ses cavaliers. Il espère aussi qu'Ou Rabah n'y parvienne pas tout à fait et qu'ainsi, toujours dans une déshérence de fait, au moment voulu, il pourra revendiquer comme parfaitement siens ses dangereux voisins qui ne le sont plus. Cet échange entrepris sans que soient avertis les bureaux arabes de tutelle a créé des embarras administratifs et illustre la volonté d'indépendance des deux chefs. L'affaire est même parvenue jusqu'au gouverneur général, les deux chefs kabyles voulant que soit avalisé leur échange, mais l'administration s'inquiétant que des chefs indigènes puissent ainsi prendre des initiatives sans leur consentement et que cette façon d'opérer puisse être une source de danger pour l'autorité militaire française. Quelques mois plus tard, en 1850, comme il fallait s'y attendre, Ben Ali Chérif demande avec insistance à l'autorité supérieure que les Ouzellaguen lui soient rattachés, ainsi que des populations nouvelles, pas moins que les At Zliten, les puissants tolbas de Sidi ou Dris, chez les Illoula Amalou, les At Khelili... L'ensemble étant même encore plus vaste, comprenant, pêle-mêle, At Oughlis, At Ourtilane, Cheurfa, At Mansour etc. Ben Ali Chérif chercha à comploter pour faire venir à lui les Ouzellaguen, mais le bureau arabe de Bougie, de qui les Ouzellaguen dépendent en

 

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théorie, s'opposa à cette nouvelle transaction, le bureau politique des affaires arabes et le gouvernement général aussi.

À l'actif d'Ou Rabah, c'est sa famille qui a été à l'origine du goum de Bougie. Les cavaliers en question formaient son entourage avant de passer comme khiélas ou comme spahis au service du bureau arabe de Bougie.

Ben Ali Chérif, s'il réussit à amener les Ouzellaguen à soumission, fera une action remarquée qui lui vaudra sans doute de pouvoir les administrer. À cet effet, dès son arrivée, il a écrit aux Ouzellaguen pour les enjoindre de venir tous se soumettre, Camou ajoutant : "nous verrons ce qui en adviendra". Encore une fois, la forme et la teneur d'une telle lettre nous sont inconnues. À sa décharge, Ben Ali Chérif n'est pas un médiateur neutre. C'est un interlocuteur intéressé qui ne peut tromper les Ouzellaguen. L'insurrection s'est bâtie contre lui. Il a trop trempé et trop comploté contre les Ouzellaguen, en cherchant à se créer en leur sein un parti qui lui soit favorable, en soudoyant ou en s'achetant une clientèle.

 

   

© Abdel-Aziz Sadki

mis en ligne le 15 février 2013



[1] 2 H 8, mercredi à 5 heures du matin, par Beauprête, au colonel commandant la subdivision d'Aumale, entre le 19 et le 27 mars 1851.

[2] Note de 2013. L’’azîb est considérable. C’est en réalité une propriété collective : Ben Ali Chérif en est le patron et le plus gros propriétaire, mais les propriétés de la zâwiyya d’Ishallâdan et d’autres Illûlan ne peuvent lui être personnellement attribuées.

[3] 2 H 8, Bourbaki, aux At Mansour, à Blangini, 20 juin 1851, n° 34.

[4] La lutte avait fini par piétiner avec le chérif Moulay Brahim, paralysée dans des opérations de peu d'envergure. Il fallait trouver le moyen de donner à cette guerre qui se cherche la dimension d'un incendie.

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