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HISTOIRE DE L'ALGERIE

HISTOIRE DE L'ALGERIE

Sont présentées ici des recherches historiques sur l'Algérie du XIXème siècle et de manière générale sur le Maghreb et la France. Aux recherches s'ajoutent des points de vue, des notes de lecture et des instruments de travail.


Ouzellaguen 25-28 juin 1851 - Autopsie d'un grand combat - Guerre totale, guerre cruelle - Des hommes libres

Publié par Abdel-Aziz sadki sur 19 Février 2013, 17:33pm

Catégories : #Histoire des Ouzellaguen

 

1)     Des hommes libres

 

Plus que le nom de arch, tribu, ou toute autre désignation controversée, c'est la personnalité collective, le nom générique de la population qui fonde l'ordre sociopolitique kabyle : les Ouzellaguen, les At Idjer, les At Oughlis... Cette désignation est à la fois externe et interne. Elle fait penser aux Athéniens, aux Lacédémoniens, aux Thébains de l'Antiquité grecque. Ce n'est pas tant le nom géographique, territorial qui prime, mais le nom du groupe humain. Comme ci ces entités collectives se reconnaissaient avant tout par les hommes qui les composent et qui en font le destin. Une réalité politique indépendante, c'est-à-dire le groupement de villages, obéit a un processus d'identification nominatif par les hommes, suivant la personnalité qui se dégage d'eux et reconnue de tous. Les hommes définissent d'abord la collectivité, l'espace vient ensuite, comme un marquage territorial de cette personnalité et de cette indépendance de fait.

Les Français, avec leurs troupes et leur appareil administratif et coercitif, se trouvent confrontés non pas à une société bureaucratique, centralisée, monocéphale, menée par un homme ou une minorité de privilégiés, mais à une collectivité, dont les ressorts sont mal connus pour elle, et qui est en fait insaisissable. Le pouvoir politique, avec la personnalité, la culture, les usages, est diffus, réparti dans l'ensemble du groupe. En Kabylie, on trouve des groupes qui se gouvernent eux-mêmes. Ce sont donc eux, et eux seuls, qui décident de la paix et de la guerre.

L'exemple des Ouzellaguen, est une bonne illustration, peut-être plus marqué qu'ailleurs dans ce sens. Aucune famille n'est en position de dominer l'ensemble de l'édifice social, d'une façon ou d'une autre, par sa richesse, sa réputation, son autorité, sa puissance démographique et militaire. Jusqu'en 1851, aucune individualité n'émerge, à la façon d'un représentant, d'un cristallisateur ou d'un chef discrétionnaire. Il existe des familles plus puissantes que d'autres, mais aucune d'entre elles

 

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ne peut asseoir son hégémonie sur l'ensemble des Ouzellaguen. Celle qui affiche cette prétention se voit aussitôt bloquée par les autres. Cette construction se retrouve dans le système des fractions, qui sont au nombre de trois. Ce trépied est particulièrement instable par son imparité et ne favorise pas la domination d'une fraction sur les deux autres, d'autant plus que chaque fraction totalise un tiers des habitants des Ouzellaguen, possède cinq villages, dont, dans chaque cas, un village laïque, le plus puissant, donne le nom à la fraction, et enfin chaque fraction possède son propre pôle religieux, avec un village de marabouts.

Ce hasard géométrique est un des grands traits des Ouzellaguen, et partant, un facteur d'équilibre, de cohésion, de nivellement politique, qui n'autorise que de façon conditionnelle l'émergence d'une personnalité transcendante. D'ailleurs des règles tacites visent à empêcher la perversion de la vie politique au profit d'une aristocratisation des pouvoirs et de la société, qui peut s'avérer néfaste au plus grand nombre. Les Ouzellaguen, après 1851, dans leurs revendications et leur lutte, cherchent à conserver cet état de choses. Peu après, leur soumission, les Ouzellaguen apprennent au commandant supérieur de Bougie, de Wengi, que, jusqu'alors indépendants, ils se gouvernent en nommant à chaque tête de fraction un cheikh el kebir, un grand cheïkh. Ils font ainsi savoir qu'ils ne possèdent pas de cheïkh el kebir au niveau de la "tribu". Mais, il se peut qu'ils aient affirmé cela dans le but d'éviter le pouvoir trop pesant d'un seul homme, et surtout d'une fraction sur les deux autres. Cette déclaration fait probablement suite aux divisions qui marquent les Ouzellaguen, consécutivement à la défaite de juin, et vise assurément à obtenir pour eux—mêmes les avantages que d'autres populations, peu nombreuses, ont réussi à se faire octroyer.

Les marabouts sont très vénérés par les Kabyles, leur rôle social marqué le prouve. On est, dans tous les cas, obligés de compter avec eux, en temps de paix, où ils agissent comme médiateurs, conciliateurs, dans une sorte de justice d'appel, dérivée, comme en temps de guerre, dans lequel ils utilisent tous leurs atouts religieux pour mener les hommes au combat. Les villages de marabouts, spécialement lorsqu'il existe une zawiyya comme à Sidi Ahmed ou Saïd, sont de véritables foyers religieux et politiques. Leur rayonnement les destine tout particulièrement au rapport à la masse, au nombre, à la propagation des idées, de la contestation, directement religieuses ou, indirectement, sous le couvert de la religion. Les Ouzellaguen possèdent trois familles maraboutiques, à l'importance numérique inégale, Timilyiwin, At Lahlou, Sidi Ahmed ou Saïd, et une famille de cheurfas, descendants du Prophète, Cheurfa précisément. La population maraboutique est loin d'être négligeable aux Ouzellaguen puisqu'elle forme environ 13.5 % de la population totale. C'est à

 

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noter quand on sait que cette importance démographique est amplifiée par la qualité que lui apportent ses attributs religieux.

En juin 1846, le commandant supérieur de Dellys, Périgot, a retenu, selon ses critères et la qualité de son information, quelques "villages principaux" des Ouzellaguen, en indiquant leurs "chefs", c'est-à-dire leurs cheïkhs ou amies : Ighil Gou Dlès est régi, semble-t-il, par un pouvoir bipolaire, avec les nommés Saïd Naït Braham et Kaci Naït Oumezian, les marabouts de Sidi Ahmed ou Saïd sont représentés par Sidi el Haouçin, Ifri par Rabah ou Salah, Tighilt Lahfir par Bellaïd ou Braham, Igheban par Saïd Naït Jahia, Tizi par Saïd Naït Ali Oumrar, Timilyiwin n'a pas de chef indiqué. Périgot ajoute, à un autre endroit, que "Aït Sidi Hamed ou Saïd est un village de marabouts parmi lesquels on en cite deux comme ayant de l'influence", l'un d'entre eux est certainement Sidi et Haouçin ; il faut assurément voir dans cette mention une référence à la distribution du village en deux idermen, At Tahar et At Sadek.

Les deux cheikhs des Ouzellaguen, Saïd ou Moahmed et Ahmed ben Arrauche, disparaissent rapidement, on n'entend plus parler d'eux, dès lors que les Ouzellaguen ont repris leur indépendance.

Toutefois, les familles les plus en vues, ainsi retenues par le commandant supérieur de Bougie, de Wengi, étaient représentées à la fin de l'année 1851, après la soumission, par les "grands" dont les noms suivent : Amer ou Braham, le futur cheïkh [caïd] des Ouzellaguen, du village d'Ibouziden ; Mohand ou Ahmed du village d' Ifri ; Hamou Berak, grande famille du village de Tighilt Lahfir ; Ahmed ou Kassi, du village d' Ighebane, sans doute ; Hamou Ali Aksès, du village d'Ibouziden ; Braham N'Aït El Djoudi, du village d'Ighil Gou Dlès ; Hamou Abd Allah (Tazerouts ?...) que nous n'avons pas encore identifié, et de Si Mohand Areski, du village de Sidi Ahmed ou Saïd. Ce dernier représente la "principale famille religieuse [des Ouzellaguen qui] est celle de Sidi Ahmed ou Saïd", famille "influente".

Entre les noms de 1846 et ceux de 1851, c'est-à-dire en cinq années d'intervalle, aucun point commun ne surgit. Du fait de l'omnipotence des assemblées villageoises, des djemaas sur les autres institutions, traduite par un changement fréquent des mezouars, les chefs ne peuvent trouver le temps de s'enraciner en profondeur, pour qu'à la fin leur pouvoir devienne indiscuté, forgeant eux-mêmes, et de façon définitive, les moyens de le conserver. Les mezouars sont élus pour un an par les hommes du village réunis en assemblée. L'assemblée peut décider, pour une raison ou pour une autre, d'écourter la durée de fonction ou la prolonger.

 

 

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Evidemment, il est de nombreuses façons, pour un "notable" d'arriver à ses fins, en manœuvrant l'assemblée. Les plus écoutés sont ceux qui présentent les qualités oratoires reconnues, une autorité influente, notamment religieuse, les conditions de fortune nécessaires à la charge mais aussi pour nourrir une clientèle ou un sof. Les familles larges s'organisent en idermen, c'est-à-dire en quartiers, distincts et relativement autonomes à l'intérieur du village. De plus, dans chaque village, les familles se rangent souvent en deux factions, consacrant un pouvoir dual et bipolaire, de fait, qui contribue à éviter quelques fois la domination trop pesante d'une famille sur l'ensemble du village.

Bougie, quelques années plus tard, se rend compte de la situation particulière des Ouzellaguen qui apparaissent ingouvernables. En effet, Bougie ne parvient pas, dans cette population pauvre dans son ensemble, du fait de la mentalité de ses habitants comme de l'ingratitude du pays, et qui ne connait pas, pour ainsi dire, d'élite économique ou d'élite d'argent, à trouver en son sein une famille capable, par sa puissance et son prestige, de remorquer l'ensemble de la population. Elle ne trouve pas cet instrument rêvé de gouvernement, plus facile à diriger et à contrôler que la "collégialité" ordinaire que lui proposent les Ouzellaguen. Et c'est si vrai qu'elle songe et tente de créer artificiellement cette famille. C'est le commandant supérieur Bonvalet qui s'exprime lui-même, le 28 décembre 1867 :

"Chez les Ouzellaguen il n'y a réellement pas de famille influente = Autrefois chaque village était sous la direction d'un mezour que la Djemaâ changeait à volonté."[1]

Le pouvoir réside donc entièrement dans les villages eux-mêmes, dans les assemblées villageoises, les djemaâs, avec leurs kanouns.

Les Ouzellaguen forment une collectivité qui délègue à une sorte de collège une partie de ses pouvoirs constitutifs, pour une durée choisie et pour des affaires intérieures ou extérieures qui nécessitent l'expression de la volonté générale et surtout l'expression de la plupart des entités villageoises, irréductibles, qui la composent. Ce "collège" est formé de 20 représentants appelés, suivant les textes, cheïkhs, kebars (les "grands"), mezouars ou amins. Cette terminologie indécise et mal fixée est significative de la difficulté de cerner le statut, la fonction et les pouvoirs de ceux-ci.

En tout cas, le souci majeur est bien de représenter la pluralité

 

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et la diversité de l'ensemble formé par les Ouzellaguen. Ainsi, si un village, par suite de profondes divergences au sein de sa djemaâ, comme l'existence de sofs inconciliables, ne peut se satisfaire d'un seul représentant, pris automatiquement dans l'un des sofs. Il peut en envoyer deux, par exemple. Ce collège, informel, est peut-être la "djemaa de tribu" qu'on recherche, parfois en vain. Il n'y a pas d'égalité entre ses membres, ni de puissance respective de chacun d'entre eux rapportée à leur importance numérique, militaire ou qualitative, mais la règle semble l'expression des parties considérées comme éléments de base, pleinement reconnus, et la volonté d'unanimité. Il est entendu que si l'unanimité n'est pas atteinte, le membre opposé peut se désolidariser de la décision, à moins que, suivant la nature de l'affaire, la majorité n'use de menace ou de représailles.

Le chef de bataillon, Du Courthial, commandant supérieur à Bougie de mai 1842 à mai 1846, révèle l'existence de 20 cheïkhs pour 15 villages. Ben Ali Chérif, en 1851, dans une de ses lettres, à propos de l'insurrection, rapporte que les 20 kebars des Ouzellaguen sont venus solennellement lui rendre visite. La question est de connaître les réalités que représentent ces 20 kebars ou cheïkhs. Bien entendu, des villages. Or, il y a 15 villages parfaitement attestés, jouissant pleinement de leur statut villageois, au sens politique et juridique, à savoir Ibouziden, Tazerouts Ihaddaden, Cheurfa, Tizi Meghlaz, Ighil Gou Dlès, Ifri, Isgouan, Imahdjaten, Timilyiwin, Igheban, Tighilt Lahfir, Nasseroun, Tigzirt, Chehid et Sidi Ahmed ou Saïd. Il manque 5 représentants qu'il faut rapporter aux villages de Ighil N'Tara, Taourirt, à des hameaux ou tikhlichin... ? On atteint 17 si on donne un cheïkh pour chacun de ces deux villages. Il en manque 3. Peut-être faut-il donner, selon une pratique fréquente, une double représentation à certains villages, marquants par leurs divisions : Ighil Gou Dlès, Sidi Ahmed ou Saïd, peut-être aussi Isgouan dont une partie du village est formée de marabouts et l'autre de Kabyles ?

Le pouvoir ne réside pas non plus dans une institution mais dans le corps social tout entier. Le pouvoir ainsi réparti, est en fait en gestation dans chacun des individus qui compose le groupe : la source qui génère le pouvoir se confond par proximité et identification totale avec le bénéficiaire, celui qui en use. Le pouvoir est ainsi constitutif, consubstantiel, multiforme. Tous les villages se battent ; il faut donc les réduire tous, sans exception. Abattre les deux tiers des villages ne décide pas forcément de tout, ceux qui restent continuent le combat, et on n'hésite pas, les circonstances exceptionnelles aidant, à ne pas suivre le reste du groupe, qui s'est, semble-t-il, prononcé pour la soumission. Il y a certes une unité, une appartenance commune, mais tout village est dépositaire d'une parcelle de la

 

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personnalité totale du groupe, capable de régénérer totalement cette personnalité, en la reprenant à son compte, capable, s'il le faut, de suivre désormais une existence autonome.

 

© Abdel-Aziz Sadki

mis en ligne le 19 février 2013


[1] 36 Mi 36, Bougie, le 28 décembre 1867, le colonel commandant supérieur, Bonvalet, notice biographique sur le caïd des Ouzellaguen, Mohamed Areski ou Idir, à propos des sofs dans le cercle de Bougie.

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