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HISTOIRE DE L'ALGERIE

HISTOIRE DE L'ALGERIE

Sont présentées ici des recherches historiques sur l'Algérie du XIXème siècle et de manière générale sur le Maghreb et la France. Aux recherches s'ajoutent des points de vue, des notes de lecture et des instruments de travail.


Histoire du mouvement chérifien - Bû Baghlâ (Bou Baghla) 5-5

Publié par Abdel-Aziz Sadki sur 15 Janvier 2013, 15:01pm

Catégories : #Histoire du mouvement chérifien algérien 1845-1854

Horizons matrimoniaux – L’inscription dans le Titteri et la Kabylie

 

Depuis 1849, Bû Baghlâ inscrit presque exclusivement son action dans le Titteri et surtout les Kabylies. Il passe pour être d’extraction maraboutique. Le bruit public annonce l’arrivée prochaine d’un marabout chez les Imlikshân en provenance des At ‘Abbâs.[1]On ne lui connaît pas de femme avant son arrivée dans le nouveau territoire de lutte. Ses mariages dessinent une architecture maraboutique. Alliances politiques et inscription sociale dans des lignages et des groupes tribaux certes, mais pas seulement. Les femmes sont présentes à toutes les étapes de l’aventure de Bû Baghlâ, y compris sur le plan de la séduction et de l’affection. Les récits concordent pour lui reconnaître trois femmes. Ainsi, de son biographe kabyle : chez les ‘Adâ’ûra, il épouse Fâdhma bint Sîdî Yahyâ ben 'Îsâ ben Muhammad, du lignage maraboutique des Awlâd Sîdî ‘Îsâ : « Il se maria avec une femme noble, jolie, charmante, de toute beauté et de toute perfection, notre dame Fatma, fille de Sid Yahia ben Aïssa ben Mohamed. (…) Le contrat fut conclu et le mariage fut fait dans la même nuit. »[2]Son beau-père habite avec ses frères, dont l’aîné est Sî al-Âtrash ben ‘Îsâ, dans la fraction des Awlâd Sultân, partie prenante de la tribu des ‘Adâ’ûra[3], qui joue un rôle considérable dans le mouvement chérifien. Le mariage scelle l’alliance avec le lignage et la puissante tribu. Fâdhma est d’ailleurs parente de la femme du chérif Mûlay Brâhim.[4]Femme arabe, sa première compagne est réputée pour sa beauté, une « beauté orientale, forte en poids » selon l'appréciation méprisante, discriminatoire et raciste de Félix Hun.[5]Bû Baghlâ l’emmène en Kabylie. Le 29 novembre 1851, le lieutenant Beauprêtre évoque l’existence de deux femmes : « celle des Beni-Mendas et celle des Oulad-Sidi-Aïssa ».[6]En juillet 1852, Jérôme David, qui commande à Beni Mansour, signale que Bû Baghlâ « a été rejoint par une des ses femmes, originaire des Illoula ; ses autres femmes sont attendues. »[7]Selon son porte-plume, il « épousa trois femmes charmantes, aucune femme parmi les autres femmes ne pouvait leur ressembler. En (12)68, il eut un fils béni de la fille du chikh Amar ou Mohamed ou El-Hadj El-Guechtouli, vieillard vénérable qui fut toujours soumis au sultan. »[8]En 1854, le magistrat d’Alger lui connaît également trois femmes.[9]Des groupes kabyles lui offrent une de leurs jeunes filles, pour consacrer des alliances. Ainsi épouse-t-il en 1851, Yâmîna bint Hammû ou Ba’lî, originaire du village de Tazart, des At ‘Abbâs et établie au village de Tamoqra des At ‘Îdâl.[10]La confédération des Igushdâl lui donne une femme en mariage[11], Tassa’dit, de la tribu des At Mandas et fille Sî ‘Amar um-Muhammad u-al-Hâjj[12]– encore un mariage maraboutique. La confédération des At Sadqa lui donne également une de leur fille, issue de la tribu des At Bû Shanâsha.

Bû Baghlâ partage également son existence avec une « mulâtresse », dont il est fort épris, Hâlîma bent Mas’ûd, prise à Sî Sharîf Amzyân le 5 mai 1851, au point de devenir sa maîtresse.[13]Excédée à la longue par les frasques de son mari, Fâdhma obtient finalement le divorce.[14]Mais, capturée chez les At Jannâd, Hâlîma est remise au bash-agha Muhammad uq-Qâsi, puis au capitaine Beauprêtre, à Drâ al-Mizan, herbergée ensuite chez le cadi Sî ‘Arbiya ben Yâmîna et finalement rendue à son premier maître, Sî Sharîf Amzyân. Bû Baghlâ cherche, sans succès, à épouser la maraboute Lâlla Fâdhma en 1854. Tous deux ne semblent pas insensibles l’un à l’autre, avec une fraternité renforcée par une communauté de combat et de destin. Pour le moins, une amitié très forte les réunit avec le temps. Bû Baghlâ a pris femme dans de puissantes tribus ou confédérations : ‘Ada’ûra, At-’Abbâs et Igushdâl.

Bû Baghlâ a deux garçons. Les prénoms sont des programmes politiques et religieux. L’aîné Muhammad Sadôq, naît en 1852[15]et hérite du nom du chef du mouvement chérifien du même nom. Le second, Shaykh ben ad-Dîn, fils de Tassa’dit, naît chez les At Yadjâr et décède en 1854 au village d’I’aggashân.[16]Sî al-Hâjj ‘Amar, ancien ukîl de la zâwiyya de Sîdî ‘Abd ar-Rahmân Bû Qûbbrin, emmène Sî Muhammad Sadôq avec lui, y compris en exil à La Mecque. En 1881, des pèlerins le rencontrent dans la ville sainte et signalent qu’il a épousé la fille de Mûlay Brâhim.[17]Tassa’dit, la femme de Bû Baghlâ, meurt peu après la conquête de la Kabylie.[18] De Yâmîna, il a une fille, nommée Sharîfa’, comme de jure.[19]Dans le cas de Mûlay Brâhim et de Bû Baghlâ, le prénom Tassa’dit, fort apprécié, est un bon indice de réenracinement par les femmes en Kabylie. Cela jette une lumière rétrospective sur le processus d’acclimatation réussie d’immigrés arabes, partant maraboutiques et chérifiens, en pays kabyle.

 

Bû Baghlâ trouve la mort le 26 décembre 1854, en milieu d’après-midi[20], à la suite d'une razzia infructueuse sur Tala Timetlit, en avant du bordj de Tazmalt, sis sur la berge opposée de la Soummam et occupé par le caïd des At 'Abbâs, Al-Akhdâr ben al-Hâjj Ahmad ben Muhammad al-Muqrânî. C’est ainsi qu’en rend compte le bureau politique du gouvernement général à Alger : « Bou Baghla a trouvé la mort, le 26 du courant, dans une attaque qu’il avait dirigée contre la maison de commandement du caïd Lakhedar de Tazemalt. Son corps est resté entre les mains de ce chef indigène qui lui a fait trancher la tête sur place, et prévenu immédiatement le chef du poste des Beni Mansour. La fin tragique de cet agitateur en ruinant les espérances de ses partisans, ne peut manquer d’avoir une influence heureuse sur la conduite future des tribus encore insoumises de la Kabylie, et nous ne tarderons pas sans doute à voir sen produire les effets. »[21]Les circonstances de sa mort ne sont pas éclaircies. La version officielle rapporte qu’Al-Akhdâr procède immédiatement à la décollation de Bû Baghlâ sans lui accorder la vie sauve qu'il demande, sur le champ, dans le feu du combat : « Bou Bar'la a été décapité sur place. »[22]Tel récit a une vertu politique. Al-Akhdâr en fait une affaire personnelle, met en scène sa bravoure personnelle et attire sur lui les lauriers. Le gouvernement général tient à rehausser le prestige de la famille Muqrânî. Son jeune frère Bû Mazrâg participe également à l’opération. Le frère du caïd, Muhammad ben al-Hâjj Ahmad ben Muhammad al-Muqrânî, est d’ailleurs bash-agha de la Medjana. De plus, il est important de faire ressortir un épisode de la lutte entre « indigènes », où des partisans des Français sont capables de venir à bout d’un adversaire redouté, en versant le sang d’un chérif aussi magnétique que Bû Baghlâ. Al-Akhdâr obtient d'être nommé chevalier de la légion d'honneur. Lagler-Parquet propose, sur le tard, une autre version.[23]La date est manifestement erronée.[24]De plus, il serait question d’un combat simulé. La version prend corps très tôt chez le bash-agha Sî Al-Jûdi, pour qui Bû Baghla est exécuté à la suite d’une trahison le 7 janvier 1855. Elle est fortement accréditée dans la population. Certains auteurs reprennent la thèse de la mise à mort consécutive à une dénonciation, une trahison et une exécution, car elle sied probablement mieux au caractère héroïque du personnage.[25]Le récit du combat montre qu’il n’y a pas eu de véritable lutte. Bû Baghlâ est vite séparé de ses partisans, presque tous fantassins, qui ne sont pas venus à son aide. Il a contre lui de ne plus avoir de véritable cavalerie : autre que lui-même, on signale la présence d’un ou deux cavaliers, qui l’auraient trahi, en collusion avec quelques membres des Imlikshân. Une autre relation présente le combat autrement. Les habitants de Bou Djellil, village des At ‘Abbas échangent des tirs avec les fantassins du chérif, pendant que le gûm d’Al-Akhdar poursuit Bû Baghlâ, emmenant le butin. Se retrouvant isolé dans un ravin, contraint d’abandonner son cheval épuisé et de mettre pied à terre, il cherche à s’échapper en escaladant des rochers, tandis qu’un goumier, Al-Akhdâr ben Darrâdjî, l’abat d’un coup de fusil et le décapite peu après, alors qu’il est encore en vie.[26]Emmenée comme trophée, sa tête, après de nombreuses vicissitudes, échoit au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, où elle est conservée sous le numéro 5940.[27]

           

Bû Baghlâ n’a jamais voulu rendre publique son identité réelle. Il a pris un soin particulier à la dissimuler. La raison tactique est parfaitement claire. Sa mort au combat scelle en grande partie le mystère d’une identité multiple, dont les facettes se juxtaposent ou se signalent tour à tour et forment un faisceau complexe. Au fond, c’est cette identité erratique qui compose sa véritable identité. S’il appartient aux Awlâd Mukhtâr et aux Hâshim, la tradition lui reconnaît alors une ascendance chérifienne effective. Mais, il ne réussit pas à imposer durablement le nom de Muhammad ben 'Abd al-Lâh. Contrairement à Bû Ma’za, qui jouit d’une extraction surnaturelle, mais aussi d’une assise locale, puissante mais cachée, Bû Baghlâ n’a pas d’enracinement familial en Kabylie et ne possède que l’extraterritorialité et le caractère surnaturel et chérifien. Étant données les circonstances, il ne peut revendiquer trop fort l’appartenance et l’héritage qâdiriens. Sa stratégie supra-kabyle seule pouvait réussir et, pour cela, il fallait cultiver les ressources de l’énigme. Jusqu’au bout, il montre une ténacité dans la lutte, jamais démentie, malgré les épreuves, pour organiser à la fois la résistance à la conquête française et fonder un pouvoir sultanien.[28] Historiquement s’entend, Bû Baghlâ est fortement négligé, notamment en comparaison de Lâlla Fâdhma, qui est devenue une icône kabyle, berbère, maghrébine, en passe de devenir universelle. Jusqu’ici, Bû Baghlâ est exclu de la mémoire kabyle, par défaut de « kabylité » sans doute, alors que pour la période de 1851-1854 il est le personnage central de de l’histoire de la Kabylie et un des plus marquants de l’Algérie.[29]

 

© Abdel-Aziz Sadki  

mis en ligne le 15 janvier 2013

 



[1]Aumale, 22.2.1851, colonel d’Aurelles, cité par Robin, op.cit., p. 28.

[2] Ibn Nûr ad-Dîn 'Abd an-Nûr al-Wasîfî, Histoire célèbre et hauts faits du très grand et très glorieux sultan notre Seigneur Mohamed Ben Abd-Allah Bou Seïf, H 1269 (1852-1853), dans Robin, op.cit., p. 362. Robin reprend le biographe kabyle sur ce point.

[3] Robin, op.cit., p. 26.

[4] Ibid, p. 219.

[5] Félix Hun, Promenades en temps de guerre chez les Kabyles, par un juge d’Alger en congé pour cause de santé, Alger, typ. Bastide, 1860, p. 86.

[6] Robin, op.cit., p. 130.

[7] Beni Mansour, 19.7.1852, Jérôme David, cité par Robin, op.cit., p. 180. Il s’agit assurément des Illulân us-Sameur.

[8] Ibn Nûr ad-Dîn 'Abd an-Nûr al-Wasîfî, Histoire des Amraoua et de tout ce qui s’y est passé avec les ennemis de dieu, des incendies, des meurtres, etc., reproduit par Robin, op.cit., p. 372.

[9]Hun, op.cit., p. 85-86. En 1854, Bû Baghlâ s'établit notamment avec une de ses femmes, dans le village de Tagmûnt, sur un contrefort du Djurdjura, chez les At Sadqa, dans la tribu des Awlâd ‘Alî u-Illûl.

[10] Robin, op.cit., p. 56, 195, 357. Elle existe encore au moment où Robin publie son ouvrage, op.cit., p. 356. Devenue veuve, elle épouse le cadi Sî ‘Arbiya ben Yâmîna. Ce dernier ayant émigré ensuite à Tunis, accepte de divorcer. Sî Mazyân, ancien spahi, originaire des At Koufi, épouse à son tour Yâmîna.

[11] Hun, op.cit., p. 85.

[12] Robin, op.cit., p. 195, 357.

[13] Selon Robin, Bû Baghlâ lui donne un mari de façade, un cavalier de sa troupe, Shaykh al-Halwî al-Mughrîbî, op.cit., p. 55-56, 70, 243, 352-353.

[14] Robin, op.cit., p. 353.

[15] Ibid., p. 357.

[16] Ibid.

[17] Ibid., p. 358.

[18] Ibid., p. 357.

[19] Ibid. Elle épouse en 1883 Sî Muhammad Tayyeb, de Tizi-Ouzou, ibid., p. 358.

[20] Également en début de soirée, en raison des journées d’hiver, où la nuit tombe plus tôt.

[21] CAOM 1 H 11, Alger, 30.12.1854, BP au maréchal, MG.

[22] CAOM 1 H 12, Alger, 30.12.1854, GG au maréchal, MG.

[23] Note I, annexée aux « Notes chronologiques pour servir à l’histoire de l’occupation française dans la région d’Aumale », de G. Bourjade, Revue africaine, vol 35, 1891, p. 85-91. La lettre, datée de Bordeaux, 11.8.1890, n’est pas publiée in extenso.

[24] Comme Robin réussit à le prouver, cette version ne résiste pas à l’examen.

[25]Lacheraf parle d’exécution, Algérie et Tiers-Monde. Agressions, résistances et solidarités intercontinentales, Alger, Bouchène, 1989, p. 48. De même : http://www.reflexiondz.net/Des-ossements-de-resistants-algeriens-entreposes-a-Paris_a15603.html

[26] Robin, « Histoire du chérif Bou Bar'la », Revue africaine, n° 28, 1884, p. 178-182 ; Paulin, « Bou-Baghla et le caïd Si-Lakdar-Mokrani », L’Illustration, Journal universel, 22.1.1855, n° 621, vol. XXV, p. 41-42.

[27] http://restesmortuairesderesistantsalgeriensaumuseumdeparis.blogs.nouvelobs.com/ (au 5.12.2012), par Ali Farid Belkadi, 26.3.1012.  Est-ce en raison de sa blessure à l’œil qu’il est surnommé le « borgne » dans l’inventaire ?

[28] Ces aspects sont développés infra p.

[29] Ali Farid Belkadi déclare que « l’idéalisation de Mohammed Lamdjad Ben Abdelmalek surnommé Boubaghla « l’homme à la mule », est toujours vivace, dans l’imagerie populaire algérienne », « Lettre aux savants », 16.6.2011. Or, Bû Baghlâ a été profondément et en grande partie oublié. Cela nous avait beaucoup surpris dans une enquête orale de 1986, en des lieux où son rôle a été marquant. Sa résurgence partielle est récente, s’appuie sur la relecture de quelques publications françaises, en particulier de Robin et sur la caisse de résonance de l’internet. Presque autant que Lâlla Fâdhma, il est en fait l’objet d’une reconstruction mémorielle. Recenser les absences ou les mentions expéditives à son sujet est fastidieux. Alors que Lâlla Fâdhma a droit à un article – justifié historiographiquement –, Bû Baghlâ se contente d’un peu moins de 6 lignes consécutives et de deux occurrences dans une chronologie, mais pas dans un article sur la Kabylie entre 1839 et 1871, dans Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault dir., Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris, 2012, p. 48, 49, 99. Il est par exemple absent de l’Encyclopédie berbère ou de Salem Chaker dir., Hommes et femmes de Kabylie. Dictionnaire biographique de la Kabylie, Aix-en-Provence, Ina-Yas/Édisud, t. I, 2001.

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