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HISTOIRE DE L'ALGERIE

HISTOIRE DE L'ALGERIE

Sont présentées ici des recherches historiques sur l'Algérie du XIXème siècle et de manière générale sur le Maghreb et la France. Aux recherches s'ajoutent des points de vue, des notes de lecture et des instruments de travail.


Avant-propos

Publié par Aziz Sadki sur 9 Août 2011, 23:20pm

Catégories : #Histoire du mouvement chérifien algérien 1845-1854

Avant-propos

 

« Un chef illustre de notre armée plaçant son camp dans les environs de Goudiyel[1] vit un berger qui, appuyé sur son bâton, paraissait plongé dans une profonde méditation, et qui, au lieu de s'éloigner, n'avait pas même l'air de s'apercevoir de tous les mouvements de troupes qui s'opéraient autour de lui. Étonné de l'indifférence de cet homme, il s'en approcha. "Que fais-tu là ? lui dit-il. - Ce que je fais-là, tu veux le savoir ? - Oui. - Eh bien, je regarde la terre musulmane qui, envahie par les chrétiens, verse des larmes de désespoir." La rosée avait été abondante, et notre fanatique faisait ainsi allusion aux gouttes d'eau qui étaient suspendues à chacun des brins d'herbe que nous foulions aux pieds. »

Daumas, 1869.[2]

 

            Voilà un maigre récit que l'on doit au général Daumas. Apparemment, rien de marquant, pas d'événement fracassant ou fastueux. Pourtant, le court extrait évoque bien des traits des relations que connaissaient les Algériens et les Français, propres à nous faire entrer, par le plus large et comme par effraction, dans l'histoire forcée mais commune des Algériens et des Français, notre sujet. Les niveaux d'histoire sont foison et se tissent en une infinité de correspondances à la fois sociales, politiques, religieuses, esthétiques et culturelles.

            Eugène Daumas est un vétéran de la politique algérienne. Écrivain renommé pour ses études sur les mœurs algériennes, il devient le maître d'œuvre de la « politique indigène » prônée par le gouverneur Bugeaud en tant que directeur des affaires arabes au gouvernement général de l'Algérie. Sa conception témoigne de celle qui habitait les cercles du pouvoir. Les circonstances de la relation de Daumas sont indéterminées. Elles appartiennent aux années de conquête de l'Algérie par les Français. La fontaine de Goudiyel devient une station pour les colonnes en expédition[3], depuis celle du général Desmichels sur Arzew en juillet 1833, suivi par le général Perrégaux qui y campe la nuit du 14 au 15 mars 1836, ou peu après par le général Létang. Une colonne y séjourne encore en juillet 1839. Daumas, précisément, commence sa carrière militaire algérienne en 1835, sous le maréchal Clauzel. L’événement qu’il relate peut également prendre place sous le général Lamoricière, chef de la province d’Oran, voire autour de la prise de la smala de 'Abd al-Qâdir par les troupes du duc d'Aumale au printemps 1843, un épisode qui saisit de vertige l'édifice patiemment construit dans l'Oranie et l'Algérois par 'Abd al-Qâdir et le fait chanceler. L’identité du chef français importe peu : il s’agit d’une expédition qui s’insère dans la série des campagnes militaires contre l'émir.

            La vision française est d'abord belliciste. Elle est ensuite politique et religieuse. L'appréciation qu'il porte sur le berger a, en effet, une portée générale. Daumas est sensible à l'insolence de la réponse du berger et, bien plus, à sa rhétorique religieuse. La qualification de « fanatique » trahit, en dépit des prévenances de Daumas, l'existence d'une guerre, au fond, antireligieuse et, en particulier, anti-musulmane. La sempiternelle équation islam-fanatisme est là toute entière. Daumas voit la religion musulmane comme l'obstacle qui empêche, pour lors, le vainqueur de subjuguer le vaincu. La mise en équation cache une opération de plus grande ampleur qui joue sur deux termes essentiels, la source de la légitimité et l'origine de la violence. La légitimité est située, en creux, dans le camp français et la responsabilité de la violence est installée dans le camp de l'autre. Le procès en « fanatisme » porte en avant une action de conquête et la rend légitime. Le vrai acte de violence se glisse sous l'affirmation d'une apparente légitimité et enferme l'existence de l'autre. Le sens de l'histoire, sur le moment, est déplacé par l'acte de puissance et la trahison des mots. La force passe la légitimité et nommer crée ici d'abord de l'inintelligibilité. L’inintelligibilité et la méconnaissance de l’autre permettent de légitimer la violence, sans drame et d’autoriser le passage à l’acte de violence.

            La vision du berger algérien est tout autre, esthétique. Le monde est transfiguré par la poésie et le religieux. Le berger donne une lecture de la scène marquée par le sentiment religieux, qui n'a absolument rien de fanatique. Rien dans ses propos ne côtoie l'excès et l'outrance où, selon un angle de vue, la raison ne parvient pas à venir à bout de l'irrationnel. La conscience du berger se glisse dans l'intimité d'un monde qui mêle, dans l'équilibre et l'harmonie, l'homme et la nature, selon un acte d'amour, l'amour de la terre, d'où naît la prospérité. La terre est personnifiée, nourrie de substance, le religieux est venu depuis longtemps l'habiter. La terre est féminité et fécondité, un monde jusqu'alors merveilleux, aux terreurs apprivoisées, un univers où le merveilleux et le religieux se sont mariés, un monde réservé et sacré. La vision est poétique et l'émotion vitale : le monde merveilleux est surpris tôt le matin, à la diane, au moment fragile de l'aube, où le jour, avec ses premières lueurs, commence à soulever l'épais manteau de la nuit. Le soldat brutal foule les brins d'herbes. Le spectacle de désolation appelle le désespoir. La rosée se condense en nœuds de douleur, la terre laisse perler les gouttes d'eau le long de sa chevelure aux brins d'herbes. La terre éplorée dit assez combien l'envahisseur est venu répandre la guerre dans l'intimité de l'harmonie cosmologique.

            La rencontre nous donne l'état des rapports de force.

            La scène se noue d'abord autour d'un antagonisme et fixe l'importance des déséquilibres, dont la cause principale est la défaite militaire. Le sens de la question que pose le chef illustre au berger marque le caractère inégal de la relation et montre que l'impératif est du côté de la force. Le berger est seul face à une armée. Avec lui, les Algériens sont frappés par la défaite et l'avancée presque inexorable des Français, militairement victorieux. Le berger est dépassé, isolé et réduit à l'impuissance du spectateur dans le monde réel ; il « regarde ». L'attitude du berger peut au premier abord illustrer le faux “fatalisme musulman” qui remet tout, avec l'existence du croyant, entre les mains de dieu.

            Le récit a quelque chose du conte ou de la fable sociale. L'écart dû à la position sociale et à la différence de fonction entre les locuteurs est considérable. Le caractère « illustre » du chef français tranche avec l'humilité du berger algérien. Le maître de la guerre, du métal, du feu et de la force se trouve face au pasteur, amaksa et au travailleur de la terre, le paysan, fallah. Le dialogue, à première vue singulier, ne peut masquer le jeu, en arrière-plan, d'une histoire plus large, autour du fléau de la guerre qui frappe les campagnes. Les ravages de la soldatesque mettent en souffrance les hommes, les biens matériels et la terre féconde. La situation est bien caractérisée. Les Algériens, hommes, femmes, enfants, guerriers et paysans font face à des corps militaires, compacts, spécialisés et professionnalisés. Ils n'ont pas, en retour, de prise territoriale, sur des campagnes et des villes, et humaine, sur des populations civiles sur lesquelles porter la désolation de la guerre.

            Le renversement des rapports. La question importune, « Que fais-tu là ? » témoigne du renversement des rapports qui se joue entre les Algériens et les Français. L'impératif et l'acte de poser la question montrent que l'autochtone devient étranger à son monde par la force du vainqueur. Il a perdu l'initiative et ne pose plus les questions. On les lui pose, il devient accusé. De quoi ? D'être tout simplement distinct, en face, d'être l'ennemi désigné.

            L'indifférence du berger pour les mouvements de troupe étonne le chef français, une absence d'inquiétude apparente. L'indifférence pour le fracas des armes, pour son imprécateur et le dérèglement du monde. Une indifférence qui est en fait un combat, une indifférence qui dit qu'en dépit de tout, des bouleversements, le musulman algérien veut poursuivre sa vie intérieure, dans un monde surchargé par le chrétien. Bientôt, en effet, il devra chercher les conditions de cette perpétuité au milieu de la perturbation. La voie n'est pas aisée. Il faudra faire comme si, comme si le chrétien n'était pas là, l'ignorer le plus possible et se protéger de son action et de son influence.

            Avec le renversement des rapports de force, s'observe un mouvement d'intériorisation des Algériens. Le berger n'éprouve aucune honte et ne s'humilie pas devant le chef de guerre qui l'apostrophe. Il lui répond avec liberté, mais sur un registre inattendu. Car, glissant du plan physique et matériel, où normalement l'opposition violente à l'envahisseur est de mise, il passe à une préoccupation, à ses yeux plus décisive, interne à l'histoire des Algériens. Le problème, de l'extérieur, gagne l'intérieur et devient plus douloureux encore, siégeant au cœur de la sensibilité religieuse.

            Le retrait et la méditation. Le berger s'exprime en tant que croyant. Plongé dans une profonde méditation, il cherche à comprendre le sens des événements. Pour cela, il se met en posture de recevoir une réponse qui ne peut qu'émaner de dieu. La profonde méditation est repli sur soi et recueillement, c'est-à-dire promesse de salut, ouverture et retour à dieu. Il n'y a pas là démission, mais retranchement dans un monde où l'immanence rejoint la transcendance du monde. La poésie et la foi sont une réponse au désordre du monde, aux grands bouleversements qui se font autour de soi, au chaos. Elles appartiennent à une zone abritée du réel, en laquelle il s'est replié.

            Le berger « regarde ». Bien plus il témoigne, shahâda, fait d'existence et acte de foi, à l'écoute de la douleur. Les « larmes » de la terre, ici épanchement de la terre d'islam, choyée de dieu, sont celles du croyant. L'attitude éplorée est une expression de la foi, de la compassion, de la contrition. Elle montre la sincérité d'un cœur, qui voue son amour à dieu. La lecture du Coran fait venir les larmes au vrai croyant, notamment pour la description du Moment ou de l'Heure, Waqt ou Saâ. Vérité du coeur et pureté des larmes, c'est aussi un degré de la mystique musulmane.[4]

            Le détachement du berger impressionne, sa réponse n'est pas rentrée alors qu'il pouvait passer immédiatement par le fil des armes, manu militari. Il ne s'inquiète pas apparemment du danger que représente la guerre pour sa personne. Sa réponse marque sa différence, il ne craint pas de parler au puissant et de lui dire sa différence, à sa face – le tutoiement de la langue arabe et de la traduction le rend bien. L'indifférence est alors affirmation de la différence. Elle indique qu'il tient aussi l'autre dans la différence, il est chrétien, rûmi. Plus, il échappe complètement à son vainqueur – c'est cela en fait que veut dire l'anathème jetée avec le mot « fanatique ». Est fanatique celui qui vous échappe complètement. Pourtant, le berger semble ici paradoxalement à son avantage. Après le renversement des rapports de force physiques et le mouvement d'intériorisation des Algériens, le berger fait volte-face à partir de sa crête de repli et se drape dans l'affirmation de la supériorité religieuse, l'islam comme écran protecteur et sanctuaire.

            Les deux visions nous donnent le sens de la confrontation.

            Une guerre de religions. À considérer le point de vue du berger, les données du problème sont celles d'une équation à trois termes : « chrétiens » – « musulmans »[5] = « larmes de désespoir ». Le verbe « envahir » donne l'action et la caractérise par l'agression et l'invasion, qui portent l'injustice et montrent l'échelle de la violence. La conséquence est le « désespoir », mesure de l'importance du drame qui se joue. Le Français est vu exclusivement comme un chrétien, rûmi. C'est, aux yeux du musulman, un homme de la profession de foi chrétienne, par laquelle il est défini essentiellement. La relation entre les chrétiens et les musulmans est d'abord interreligieuse, mais ici elle n'a rien de pacifique et prend le sens d'une attaque religieuse. Dès lors, aux yeux du berger et, à travers lui des musulmans, c'est un conflit religieux.

            La problématique religieuse est omniprésente. Elle enserre toutes les autres formes, sociale ou politique. D'un côté, le berger qui, en tant que croyant, offre une vision du monde et de l'affaire toute religieuse et plus précisément musulmane. La terre a reçu avec le temps une qualification musulmane : patriotisme et identification religieuse se confondent. Cette confusion est indiscutée pour le berger. Ce monde avait sa cohérence enchâssée dans l'univers maghrébin et musulman. Son intimité est violée par l'irruption d'un intrus, le chrétien et la soldatesque.

            Au-delà du mode d'appréhension religieux et de l'époque qui le met en œuvre, il y a bel et bien une guerre culturelle. Deux catégories s'opposent : une politique et une vision offensive, arrogante, sûre d'elle-même, celle des Français, et une vision défensive, inquiète, celle des Algériens. Une catégorie des choses réelles et une catégorie des choses esthétiques. Le dialogue étonne à l'heure où la guerre investit tout. Le dialogue est à cette occasion un euphémisme de la guerre. La violence est au cœur du dialogue. Avec leurs actes, les hommes produisent aussi de l'inintelligible et de l'incompréhensible. Le caractère d'étrangeté et le fossé d'incompréhension dominent un dialogue impromptu et laconique, inimaginable, il y a encore peu, d'hommes qui ne devaient pas se rencontrer. L'hétérogénéité et l'incongruité des contacts. Ce qui frappe, c'est l'absence de terrain d'entente, de médiation. Au contraire, un fossé creusé par une incompréhension complète, une absolutisation et une fanatisation du conflit, spécialement du côté français.

            Ce court extrait a d'incontestables limites. Mais par les richesses qu'il peut receler, il évoque bien des traits de la nouvelle histoire de l'Algérie. Cette richesse, en dehors des griefs nombreux qui peuvent être faits, fait hommage à son auteur. Partie à dessein, partie à cause de la trahison des mots, le voilement total devient impossible et ne peut taire tous les témoignages. Au bout du compte, la plume de Daumas met en relief la supériorité inégalable de la victime sur celui qui, en dépit de ses séductions, fait acte de puissance et de destruction. Daumas est devenu un écrivain reconnu. Les fonctions administratives et militaires qu'il a tenues sont un tremplin documentaire pour ses ouvrages et il aime saisir des scènes et des traits propres à la société algérienne au-delà des opérations militaires. Dès lors, la connaissance de l'histoire des Algériens est rendue en partie possible par ce truchement, quand bien même doit-on déplorer sans contredit que l'Algérien n'y occupe pas une place de choix et soit contenu dans des biais.

            Le propos est de travailler sur les biais pour faire des Algériens du milieu du XIXeme siècle non pas un objet pris parmi d'autres dans un environnement plus large mais un sujet. Il ne faut pas se voiler la face et se rendre aux plaintes du sentimentalisme, la violence était, de facto et avant tout, au cœur des relations entre les Algériens et les Français. Jusqu'aux décolonisations pour le moins, ni les uns ni les autres n'auront réussi ou vraiment voulu expulser la violence culturelle qui les séparait – et qui les sépare souvent encore. L'étude qui suit veut être une contribution à l'histoire de la violence culturelle, sans oublier de restituer les efforts, si souvent éclatés, des uns et des autres qui ont voulu la conjurer ou l'adoucir. Le propos est une ambition. L'ambition elle-même ne peut être qu'un chantier.



[1] Localité qui se trouve à proximité d’Arzew.

[2] Général Eugène Daumas, La Vie arabe et la société musulmane, Slatkine Reprints, Genève-Paris, 1983, p. 482-3, réimpression de l'édition parisienne de 1869.

[3] La localité verra la création de la colonie de Saint-Cloud le 4 décembre 1846.

[4] Roger Arnaldez, Réflexions chrétiennes sur la mystique musulmane, Paris, O.E.I.L., 1989, p. 91-92.

[5] Plus précisément « les chrétiens » et « la terre musulmane ».

 

 

© Abdel-Aziz Sadki

mis en ligne le 20-08-2011



 

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