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HISTOIRE DE L'ALGERIE

HISTOIRE DE L'ALGERIE

Sont présentées ici des recherches historiques sur l'Algérie du XIXème siècle et de manière générale sur le Maghreb et la France. Aux recherches s'ajoutent des points de vue, des notes de lecture et des instruments de travail.


Propos d'introduction 4-6

Publié par Aziz Sadki sur 20 Août 2011, 15:44pm

Catégories : #Histoire du mouvement chérifien algérien 1845-1854

3. Des voies d’accès multiformes

 

           Ce qui suit est un essai d’interprétation d’un moment historique, 1845-1854. Il cherche à en rendre compte par quatre voies d’accès : une histoire politique, une histoire sociale, une histoire religieuse et une histoire culturelle.

              Cette histoire est à l’intersection de nombreuses histoires : du monde berbère, du monde africain, du monde méditerranéen, du monde juif et du monde arabe. Elle est aussi à l’intersection d’une histoire du monde musulman et de la chrétienté, de l’histoire de l’Algérie et de l’histoire de France. À ce titre, elle entre de plain-pied dans l’histoire du Maghreb et de l’Europe, de l’histoire de l’Orient et de l’Occident. Elle entre dans le champ particulier de l’histoire de la colonisation.

                Au sein de ces multiples correspondances, deux couples s’affrontent terme à terme : l’Algérie et la France, l’islam et la colonisation.[1]

 

De l’histoire politique à l’histoire sociale

 

            L’histoire des années 1845 et 1854 est en premier lieu une histoire politique et militaire. Les événements se multiplient et se précipitent avec frénésie. Établir les faits et fixer l’événementiel est déjà une chose importante, à nos yeux. Il ne l’a jamais vraiment été, surtout du point de vue des Algériens.[2] La plupart des faits sont inconnus ou mal connus. La signification des faits politiques entre en résonance sociale profonde, spécialement du côté des Algériens. Il faut les interpréter et les tramer dans une synthèse. L’établissement des faits s’attache en particulier à la génèse des mouvements de résistance, généralement opaque, et à la conduite de la guerre, plus visible au premier abord. Il importe de déterminer les promoteurs, d’identifier les acteurs, d’éclairer les circonstances, de mesurer le domaine géographique et de cerner les formes de l'action. On peut alors suivre mieux le développement et les résultats de la guerre sur ses promoteurs, sur la masse des Algériens et sur les Français. L’histoire du mouvement chérifien cherche à montrer qu’il existe une histoire politique des Algériens. Elle contribue à l’étude de cette histoire et s’ajoute à celles moins mal connues d’Al-Hâjj Ahmad et de ‘Abd al-Qâdir et à celle mieux connue des Français. Le chérifisme et le mahdisme revêtent une dimension politique incontestable. Le pouvoir sultanien suscite des réactions ambivalentes et complexes. Il y a, notamment à partir de 1845, une latence et un désir fort du sultân, qui relève de l’attente politique. D’un autre côté, il existe une tendance profonde au rejet du sultan, lié à l’antiétatisme des formes sociales et, par suite, à la difficulté à s’ériger en sultan pour ses candidats éventuels. Enfin, la fonction sultanienne exerce un prestige magnétique sur ses aspirants et sur les populations.

 

           Les années 1845-1854 se placent au carrefour de deux histoires nationales : algérienne et française. Des histoires croisées en somme : une histoire algéro-française ou franco-algérienne,  comme on veut.

         Contrairement aux vues de l’historiographie coloniale, les années 1845 à 1854 s’insèrent avant tout dans une histoire algérienne. Les Algériens s’enracinent dans le terreau de conduites maghrébines multiséculaires. Leur histoire doit être remise dans le train d'une histoire longue. Son tissu est fait d’histoire berbère, arabe, ottomane et musulmane. Les conduites des Algériens héritent beaucoup de ces "strates", "constructions" ou "imaginations" sociales, politiques et culturelles. Dans cette perspective, Jacques Berque a ouvert des voies fécondes pour l’étude de l’histoire intérieure du Maghreb.[3] Les années 1845 à 1854 ne peuvent se comprendre sans une connexion avec le passé profond de l’Algérie et du Maghreb tout entier[4], seule capable de faire ressortir les éléments de continuité et de renouer avec le fil culturel brisé par la conquête française depuis la prise d’Alger. À bien des égards, les Algériens continuent de recourir à des pratiques anciennes par delà la rupture apportée par le gouvernement turc. En aval, la connexion est également nécessaire pour poser des jalons pour les périodes suivantes, de la fin du XIXème jusqu’à aujourd’hui. Car les ruptures historiques, semble t-il, sont moins absolues que prétendues.

              C’est aussi une histoire française. Pendant longtemps, l’histoire des Algériens a été conçue comme tributaire d’une histoire française et coloniale, jusque dans les aspects culturels et les grilles de lecture appliquées. Il n’est pas question de tabula rasa en la matière, mais il faut lui donner une juste place. La donnée française est nouvelle et indiscutable. Il s’agit de relier l’histoire de l’Algérie avec le passé de la France. Les Français n’arrivent pas sans passif en Algérie. Les conceptions héritées de l’ancien régime, de la période révolutionnaire et de la restauration ou venant de la monarchie de juillet, de la seconde république et du début du second empire influent fortement sur la politique et la conduite des Français en Algérie. La victoire et l'établissement des Français font l’effet d’un bouleversement radical. Une histoire française se développe bel et bien en Algérie. Elle prend ensuite progressivement les formes d’une histoire coloniale, avec un soubassement lié à une volonté de francisation partielle et sélective des Algériens, à une algérianisation des Français et à la création de formes nouvelles, plus spécifiquement coloniales qui n’existaient ni en Algérie, ni en France métropolitaine – la situation est différente pour la France d’Outre-Mer, voire pour les ports métropolitains tournés vers cette dernière.

 

             L’histoire politique seule ne suffit pas à déchiffrer une histoire complexe, marquée par la confrontation et l’intrication croissante entre Algériens et Français et entre musulmans et chrétiens.

             La part accordée aux faits économiques est marginale dans ce travail. Le but n’est pas d’écrire une histoire économique. D’abord, il lui faut un travail à part, une attention soutenue et une documentation spécifique. Les sources françaises ne couvrent pas les zones sises au-delà des territoires contrôlés par les Français. La matière fournie par les bureaux arabes est éclatée.[5] Il n'est donc pas aisé de rendre compte des mouvements d'ensemble de « l'économie algérienne » et de ses réalités locales.

            Les contentieux financiers servent de prétexte, à l’exemple de la question des blés impayés qui mène à la prise d’Alger. Les facteurs économiques procèdent parfois d’appétits cachés, mais réels. Ils pèsent lourdement dans la confrontation franco-algérienne. C’est un volet essentiel de la colonisation au même titre que la recherche de la puissance politique et de la grandeur nationale.

        L’importance des faits économiques n’est pas à discuter ici. La conception marxiste apporte des éléments décisifs à l’analyse des faits économiques et sociaux. Elle porte les critères économiques au sommet de l'analyse historique et fait des impératifs économiques le rôle de moteur de l'histoire. L'économique est devenu le politique par excellence et le signe de la cohérence et de l'hétérogénéité des sociétés. C'est ainsi la thèse de Karl Marx et de Friedrich Engels pour qui « la production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment, à chaque époque historique, la base de l'histoire politique et intellectuelle de cette époque ».[6] La libération des prolétaires passe par la victoire économique sur les possédants et les capitalistes.

       Or, pour les Algériens de 1830-1854, il est difficile de hisser des clés semblables à hauteur d'un principe explicatif général. L’économique n’est pas pour eux une catégorie autonome ou le point d’arrivée des logiques sociales. Non point qu’il soit mineur, mais il ne prime pas. Pour rester dans le champ de discussion européen, la révolution industrielle n'a pas encore intégré avec force l'Algérie dans la zone d’action et d’influence du capitalisme moderne.[7] Les Algériens, suivant les fragments qui nous restent de leurs propos, clament rarement des revendications d'ordre économique, qui les poussent par exemple à la résistance armée. Informulés ou mal perçus les faits économiques ? Pour les Algériens, la clé de compréhension est religieuse et politique : l’attaque chrétienne et étrangère demande une riposte musulmane et patriotique. Les problèmes économiques se présentent comme une des conséquences de la guerre. Ils ne sont pas la cause principale des mouvements de résistance, mais ils peuvent se trouver en arrière-plan de l’idéologie de la guerre sainte. L’étude du mouvement chérifien apporte un faisceau d’explications supplémentaires à l’attitude des Algériens entre 1830 et 1854. L’armée française, les civils et les colons sont tellement prédateurs[8], qu’ils tendent à draîner toutes les richesses. Les problèmes économiques accentuent l’abattement des populations, notamment dans les zones de forte emprise coloniale et de lourde occupation militaire. Ces zones sortent épuisées et ruinées d’un combat long, meurtrier et dévastateur. L'occupation et l’économie coloniales ont, à terme, des conséquences générales, profondes et durables, directement dans les villes et sur le littoral mais aussi, par ses effets indirects, sur l’ensemble de l’Afrique du Nord, y compris la partie saharienne. Elles affectent parfois radicalement l'organisation de la vie économique et la vie matérielle des Algériens.

 

          Les faits économiques sont aussi des faits sociaux. L’histoire sociale est un volet important de ce travail. Autant que possible, on aura soin de restituer l'arrière-plan social des acteurs. Quoique l'entreprise ne soit pas aisée par le fait que la documentation n'existe pas toujours et que les acteurs dissimulent leurs stratégies, il importe de dégager le substrat social qui porte l'émergence de chérifs comme Bû Ma’za ou Bû Baghlâ. À l’époque, l'homme est le plus souvent enserré par des enveloppes sociales et culturelles, de la famille à l''arsh. En même temps qu'il fait sa propre histoire, il fait celle des siens. Le groupe social est souvent déterminant, pour être à l'origine de son émergence, pour servir de support et d’instrument ultérieur à une action plus large, ou pour porter une affirmation 'asabîyiste sociale, politique et religieuse. Mais, il n’y a pas que des structures sociales segmentées qui agissent. Il est des bases de regroupement qui les traversent. C’est une des données que le mouvement chérifien met en lumière. Cependant, autour des acteurs du mouvement, la définition des groupes, des fraternités, des factions et des partis n’est pas aisée. Autant que possible, on rendra compte de la diversité des attitudes politiques. Il faut se demander ce que les entreprises, qu'elles soient chérifiennes ou autres, mobilisent en fait de groupes sociaux, quelles sont les sphères de la société qui se profilent dans les arrière-plans et celles qui sont projetées en avant. Des zones dynamiques ou qui réagissent le plus sérieusement peuvent alors apparaître. On prendra soin de brosser les liens qui rattachent les hommes à la réalité tribale, qui est déterminante, ce ne sera pas seulement longueur de temps et effet de style, lassitude pour le lecteur car, comme ceux-ci ne sont pas toujours mis en lumière par les historiens, la démonstration ne peut en être épargnée. L’histoire du mouvement chérifien est connectée à une histoire sociale, enracinée dans le temps. Le mahdisme, par exemple, s’inscrit dans un cadre social.

       Mais, le groupe ne fait pas tout. L’historiographie et l’ethnographie ont exagéré la primauté et le déterminisme structurel du groupe social. Des individualités sont capables de s’en extraire et d’émerger. La part des individus et des personnalités joue un rôle important dans la création des événements et les tournures que prend l’histoire dans la période. On le sait avec ‘Abd al-Qâdir, on le verra aussi, par exemple, avec Bû Ma’za.

 

              Une histoire des espaces, des formes et des rythmes est indispensable. L'histoire des Algériens au XIXème siècle, en butte aux Français, n’a rien de linéaire ou de global. Elle n’affecte pas tout le monde, également, partout et au même moment. Les formes sociales sont diverses, spécialement dans leur expression locale ou régionale. Cela, bien avant que les Français ne s'y introduisent. La société algérienne présente des caractères à la fois d'homogénéité et d'hétérogénéité. Les atteintes françaises la frappent de manière différentielle. Ses réactions sont également différentielles, dans le temps et dans l’espace. Aussi, les attitudes qu’opposent les Algériens aux Français, si elles présentent des caractères incontestablement communs, n'en recèlent pas moins de vivants contrastes. C’est ce qui fait d’ailleurs que la conquête française est si longue et si complexe. Le mouvement chérifien algérien obéit lui aussi à des espaces, des formes et des rythmes.

 



[1] Voir, par exemple, pour une période postérieure, Pierre-Jean Luizard dir., Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terre d’islam, Paris, La Découverte, Textes à l’appui, 2006, 546 p.

[2] Pour l’histoire de ‘Abd al-Qâdir, nombre d’événements sont recensés dans Smaïl Aouli, Ramdane Redjala et Philippe Zoummeroff, Abd el-Kader, Paris, Fayard, 1994, 623 p.

[3] Houari Touati lui emboîte le pas, notamment pour le XVIIe siècle, Entre Dieu et les hommes. Lettrés, saints et sorciers au Maghreb (17e siècle), Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1994, 311 p.

[4] Voir, par exemple, Mohamed Kably, Société, pouvoir et religion au Maroc à la fin du "Moyen-Age" (XIVe-XVe siècle), Paris, Maisonneuve et Larose, 1986, 375 p. S'appuyant sur des auteurs arabes et sur la littérature éclatée mais foisonnante des zâwiyyah, il cherche à restituer l'intériorité de la société locale, son attitude face au pouvoir et les termes politiques, sociaux et religieux qui mêlent l'histoire locale et l'histoire globale.

[5] Les ouvrages de géographie humaine sur l'Algérie présentent des éléments de réponse.

[6] Friedrich Engels, « Préface » à l’édition allemande de 1883 au Manifeste du parti communiste.

[7] Pour reprendre le jargon dans le domaine, l'Algérien n'a pas alors entièrement souscrit à la rationalité économique généralisée au point de devenir un homo economicus. Il est pourtant possible de trouver des exemples contraires : ainsi Sî Hamdan ben ‘Othmân Khodja.

[8] Le terme « prédateur » peut choquer ou paraître inadéquat. Il recouvre cependant une grande part de réalité.

 

 

© Abdel-Aziz Sadki

mis en ligne le 20-08-2011

 

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