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HISTOIRE DE L'ALGERIE

HISTOIRE DE L'ALGERIE

Sont présentées ici des recherches historiques sur l'Algérie du XIXème siècle et de manière générale sur le Maghreb et la France. Aux recherches s'ajoutent des points de vue, des notes de lecture et des instruments de travail.


Propos d'introduction 2-6

Publié par Aziz Sadki sur 20 Août 2011, 00:29am

Catégories : #Histoire du mouvement chérifien algérien 1845-1854

       À ces propos de longue durée s’en ajoutent d’autres, plus ponctuels dans le temps. Les « interrogatoires », les « révélations » et les sources arabes, malgré leur rareté relative, occupent une place qualitative essentielle pour l’étude du mouvement chérifien algérien.

       Les rapports d'interrogatoires militaires et les procès-verbaux des conseils de guerre constituent une catégorie particulière. La distinction, à l’époque, est plutôt formelle, car il s’agit de « révélations » faites par les Arabes aux Français. Les dépositions n’existent pas en arabe. Rarement traduits et couchés par écrit, plus souvent rapportés en français et recomposés, les propos le sont avec une fidélité et une honnêteté qui varient selon le rédacteur.[1] Le matériau est donc spécifique et risqué. Une part d’invention peut être soupçonnée. Les circonstances de la déposition pèsent fortement sur une parole d’Algériens qui est souvent une parole contrainte. Celle-ci est souvent le résultat d'un témoignage forcé et la conséquence de procédés inquisitoriaux. La littérature d’ « aveux » obtenus sous la menace, la violence ou la torture est suspecte. Pourtant, il est impossible de l’écarter par pur procès liminal, car il s’y trouve des informations qui n’existent nulle part ailleurs.

     Deux exemples se détachent. D’abord, les propos du jeune Muhammad ben 'Abd al-Lâh Bû Ma’za des Beni Zûq-Zûq, traduit en conseil de guerre en novembre 1845, occupent une position centrale dans le champ politique et culturel français. Ils retentissent de manière large, profonde et durable. Les deux versions du « procès » sont à la fois surprenantes et instructives. De grandes différences existent entre le procès-verbal du conseil de guerre, à usage interne, et le récit à usage externe, reproduit dans la presse.

       Ensuite, le rapport du lieutenant Margueritte du 11 juillet 1851 opère un changement d’échelle dans la perception et l’appréciation de l’action politique du mouvement chérifien algérien. De même, il se signale par une précision et une perspicacité inégalées des faits. Le rapport pourrait d’ailleurs s’appeler l’interrogatoire des gandûz et de Sî al-Hâjj Muhammad ben Brâhim, une figure exceptionnelle. Le rapport est suivi d’un complément d’enquête, condensé dans la « Note du 6 août 1851 ». Ces deux documents relèvent de l’interrogatoire militaire, mais non du procès devant un conseil de guerre, qui sauvegarde des formes institutionnelles. Malgré les dissimulations rhétoriques, le premier surtout a des allures inquisitoriales, de manière incontestable pour l’interrogatoire des quatre gandûz.

      La parole des Algériens devance le désir des Français, par intérêt et dans l’espoir d’échapper à la mort. Elle cherche aussi, le cas échéant, à perdre les Français. Enfin, dans quelques cas, elle révèle des pans entiers de vérité. Ces « révélations » provoquent toujours une commotion dans les esprits, côté français. Le langage de vérité intérieure surgit avec tant de plénitude, sans avoir besoin d’être dissimulé, tant il est considéré comme juste, qu'il frappe les Français par sa distance et son étrangeté. L’irruption d’une parole souvent escamotée est, dans ce cas, le signe qu’elle n’est pas entièrement tronquée par ses rapporteurs.

 

     Trois documents principaux permettent d’entrer dans l’histoire du mouvement chérifien. Le premier et le plus important est le rapport Margueritte du 11 juillet 1851. Instructive est l'analyse des séries et des cartons d'archives dans lesquels se trouvent les exemplaires du rapport. Le gouvernement général en conserve l’original et une copie dans la série H.[2] Là, ils sont politiques et parfaitement contemporains. Une autre copie se trouve dans le premier carton sur les confréries[3], fondateur d'une documentation qui commence à penser le fait confrérique comme autonome et essentiellement politique. Cette transformation radicale dans le champ des analyses politiques françaises date des gouvernements Charon, puis d'Hautpoul-Pélissier. Le rapport Margueritte est la pièce essentielle de la documentation sur les confréries. La division d’Alger, pourvoyeuse de l'enquête et lieu où les hommes sont les plus impliqués, conserve deux copies dans un carton de la série I. L’une[4] est insérée au milieu de plusieurs études sur les confréries, dont la Sanûsiyyah, qui ressortent surtout de la subdivision de Médéa. L’autre[5] est en dépôt dans un carton qui regroupe des archives de la subdivision de Miliana qui est à l’origine de l’enquête. Deux points doivent être observés, d'abord la sensibilité particulière de la division d'Alger pour les questions confrériques, avec un rôle en pointe de Miliana et de Médéa, spécialement sous le Second Empire et les trois premières décennies de la IIIème République : ces études appartiennent notamment, pour les plus importantes, à l’âge de Rinn autour de 1874 pour les premières et à l'âge de Depont et Coppolani autour de 1895 pour les secondes. Les interprètes, les chefs des bureaux arabes et les commandants subdivisionnaires n’ont pu ignorer le rapport Margueritte, avec la mention des personnages et des faits qu’il contient.[6]

            Le carton CAOM 16 H 1 sur les confréries compte des dossiers intéressants : n° 23 sur les « Années 1850, 1851. Affaires des Derwiches », réuni par le bureau politique du gouvernement général de l'Algérie et regroupant plusieurs pièces : l’ « Affaire Si-Sadek. - Pièces saisies à son domicile. - Arrêté à Oran, le 7 juillet 1851. - Correspondance au sujet de son arrestation. », les « Révélations de Mohamed-ben-Brahim. - Rapport de Milianah », les « Révélations d'un renégat polonais sur un complot qui se trame à Constantinople par les Derwiches », l’ « Apparition d'un chérif se disant Bou-Maza, dans les subdivisions de Milianah et Orléansville. - Son arrestation. - Sa mort. (Od Thabet) », le « Rapport de Mr le général de Ladmirault sur les fomentations des sectes religieuses dans le sud de Médéah », le « Rapport de Mr le général Camou sur l'arrestation de deux Marocains parcourant les tribus dont il est question dans l'instruction de Mohammed-B.-Sadoq »[7] et la « Correspondance au sujet des divers derwiches qui parcourent les tribus. » Un indice lié au traitement de la documentation par les conservateurs archivistes : une chemise porte le titre « Ordres religieux de 1851 à 1877 », ce qui fait de 1851 une date charnière dans la politique confrérique de la France en Algérie et témoigne de la promotion de l’expression « ordre religieux ». En sous-œuvre, 1851 met en lumière une union entre les derviches ou chérifs, mais sans lendemain. Un deuxième document, de portée moindre, mais somme toute plein d’intérêt se place dans la foulée tardive du rapport Margueritte : la notice historique consacrée à Muhammad Bû Khârz.

       Un troisième document se révèle nettement plus problématique. La « Note historique sur l'ordre de Moulay Tayyeb », plus tardive et d’une tout autre nature, est matière à grande discussion. Elle soulève de nombreuses questions, à commencer par son origine et sa validité politique et scientifique. L’historien Ahmed Nadir[8] la met sur un pied d’égalité avec le rapport Margueritte. Il leur accorde la même importance, les utilise abondamment et les fait fusionner dans sa synthèse. Cependant, la « Note historique » commande la plus grande circonspection et une analyse minutieuse. Le rapport Margueritte, la notice sur Muhammad Bû Khârz et la notice sur l’ordre de Mûlay Tayyib sont, on le verra, liés entre eux.

 

            Quel usage peut-on faire de ces documents et du rapport Margueritte, en particulier ? Son étude s’est avérée longue et difficile. On ne peut l’utiliser sans en montrer la validité, les omissions et les insuffisances éventuelles.

        La première voie, disqualifiante, leur enlève toute validité. Les propos de Sî al-Hâjj Muhammad ben Brâhim sont une affabulation ou des divagations sans forme d'un illuminé ou d'un « fanatique » qui a pour but de se couvrir, de charger des adversaires et au bout du compte d’engager les Français sur de fausses pistes. Le produit d’une imagination délirante en somme. Le rapport Margueritte prend corps sur de telles affabulations et, allant plus loin, est une construction de l'esprit, qui participe du phénomène alors en croissance du « péril confrérique », du « complot confrérique », d'un fantasme ou de la paranoïa du dominateur. Margueritte obéit à des motivations immédiates en liaison avec sa carrière, sa personnalité et ses ambitions personnelles et à des motivations culturelles plus larges qui le saisissent. Au mieux, c’est une construction fausse faite à partir de quelques éléments attestés, mais enrobés de tant d'autres qui sont circonspects, sinon purement inventés. L'hypercritique mène, au point de vue idéologique, à une vision "cohérente" de l'histoire de la confrontation des Algériens et des Français, et notamment de l'histoire des Algériens. Elle aplanit la question politique et participe d’une vision du Maghreb marqué par la fatalité d’une unité impossible et la réalité d'un morcellement. Il y a en même temps infantilisation et aliénation. Les Algériens se transmettent une tare étatique congénitale.

         Ensuite, une voie fidéiste, plus simple, fait grand cas du rapport Margueritte, des révélations de l'un et des conclusions de l'autre, prend pour argent comptant tous les dires. Elle vaut, côté français, au final, comme une explication générale, donnant le sens d’une grande part des événements qui marquent l’histoire récente des Algériens. Côté algérien, elle peut illustrer la quête d’une unité, pas seulement dans les aspirations et l’imaginaire, mais dans la réalisation politique.

       La voie moyenne, qui tient se tient à égale distance des deux premières, ne nous paraît pas défendable. Ou une voie qui l’utilise sans se prononcer sur le fond, sans le faire ouvertement, ni trop clairement.

       Une autre voie, plutôt nôtre, cherche à vérifier et à situer les faits de même qu’à suivre au plus près les documents quant à leur existence, leur forme et leur finalité. Le travail de discussion des textes s’avère d’importance. Ils méritent une critique serrée et d’être insérés dans le train d’une histoire plus vaste.

          Dans tous les cas, une version minimale doit reconnaître une double existence et une double opérance. Celle, notamment dans le rapport Margueritte, de schèmes politiques, sociaux, religieux et symboliques chez Algériens et celle de représentations, même rapportées à la mise en pratique, chez les Français à l’égard des Algériens. Quelque soit le point de vue retenu, ces documents n'échappent pas à l'histoire, à ses critères de travail et ils resteront décisifs. Avec de tels documents, nous sommes placés au carrefour de l'histoire coloniale, au nœud entre le monde des représentations et le monde de l'action réelle, notamment politique et militaire. Le rapport Margueritte occupe une position d’interface, à un lieu d’articulation entre les Algériens et les Français. Il est fondamental et exceptionnel. C’est un cas-type. Écrit sur le vif par le lieutenant Margueritte, il nous place au cœur de l’histoire des Algériens à l’époque de la conquête française. Il nous place également au cœur de la politique française à l’égard de la résistance algérienne. Il pose ainsi une sérieuse question d’histoire. Le fait de son existence pose lui-même problème. Le ton et le propos tranchent radicalement avec la masse des rapports réalisés jusqu’alors. Son contenu fait l’effet d’un coup de tonnerre. Sa portée, quelle qu’en soit la direction, est décisive. Tant pour les développements de la résistance algérienne que pour son occultation éventuelle par les administrateurs, puis par les historiens coloniaux.

 

           Le rapport Margueritte est unique. C’est le premier et le dernier du genre, à notre connaissance. Il est possible de lui trouver des jalons, comme l'interrogatoire du jeune Sî Muhammad ben 'Abd al-Lâh Bû Ma’za des Beni Zûq-Zûq à la fin de 1845. Il est encore possible de lui découvrir des héritiers, à travers les rapports dressés par les chefs des bureaux arabes militaires ou départementaux à propos des agitations ou des insurrections. Cependant, ceux-ci n’atteignent jamais la dimension d’ensemble du rapport Margueritte. La force vériste des témoignages des Algériens et la netteté de leur formulation tranchent avec les rapports souvent en biais ou asymptotiques des bureaux arabes et de tous les officiers français. De tels documents témoignent de l’existence d’une réalité proprement algérienne. Les témoignages et les résultats d’interrogatoires des insurgés de 1871, comme ceux de ‘Azîz ben Shaykh al-Haddâd, le prouvent également.

           Les histoires croisées d’Algériens et de Français trouvent un écho dans ces documents, sis dans les lieux vifs du conflit et à l’interface de deux mondes. Ce sont des lieux d’articulation, de torsion et d’affrontement. S’ils sont de facture française, la parole des Algériens y existe, même si elle est contrainte, violentée et sélectionnée. Cette situation explique les difficultés de cette histoire. Pour les membres du mouvement chérifien algérien, se camoufler dans le secret vise à échapper à une répression prompte et sévère. Les acteurs de la conquête française, inquiets de tout ce qui leur échappe ou cherche à leur échapper, développent ainsi le thème du « complot ». La paranoïa du dominateur s'articule sur l'exigence d'un minimum de résistance clandestine. La production documentaire française d’une part, les lettres et les « révélations » des Algériens d’autre part, rendent essentielle la question de l'information qui vient aux Français en provenance des Algériens. Traditionnellement, on impute tout aux officiers des bureaux arabes, qui jouissent d’une focalisation excessive, alors que les Algériens qui gravitent autour d'eux jouent un rôle complexe et souvent essentiel comme informateurs. Leur rôle réel mérite d’être réévalué, car il dépasse celui de simples informateurs qu’on leur a toujours concédé.



[1] Les deux versions du « procès » du jeune Muhammad ben ‘Abd al-Lâh des Beni Zûq-Zûq sont à la fois surprenantes et instructives. Il y a de grandes différences entre le procès-verbal du conseil de guerre et le récit qu’en publie la presse, comme il en sera question plus loin.

[2] Ils se trouvent dans les cartons CAOM 1 H 7 et 1 H 8.

[3]CAOM 16 H 1.

[4]CAOM 70 I 34 (71 Mi 3671-2).

[5] CAOM 90 I 9 (71 Mi 474) : « Division d’Alger - subdivision de Miliana – renseignements historiques, géographiques, géologiques, politiques et administratifs, 1843-1875 ».

[6] Voir infra, IIIe partie.

[7] Ce rapport ne s’y trouve plus.

[8] Voir  infra, chapitre 1er.

 

 

 

© Abdel-Aziz Sadki

mis en ligne le 20-08-2011

 

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