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HISTOIRE DE L'ALGERIE

HISTOIRE DE L'ALGERIE

Sont présentées ici des recherches historiques sur l'Algérie du XIXème siècle et de manière générale sur le Maghreb et la France. Aux recherches s'ajoutent des points de vue, des notes de lecture et des instruments de travail.


La question forestière, phénomène colonial total - Ouzellaguen - Algérie - XIXème siècle - 3-3

Publié par Abdel-Aziz Sadki sur 25 Août 2012, 15:58pm

Catégories : #Histoire des Ouzellaguen

 

 

 

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N'ayant pas d'autres moyens d'agir dans le carcan et le labyrinthe de la colonisation, les Ouzellaguen manifestèrent toutefois leur opposition en engageant 19 réclamations, si l'on se fie aux rapports de la commune mixte, toutes frappées de forclusion, comme il se doit, pour n'avoir pas été pourvues à temps par les intéressés devant les tribunaux, dans le délais de rigueur de 2 mois. En effet, c'est de la façon suivante que l'administrateur Maris a conclu son rapport sur la délimitation et la répartition du territoire de la tribu des Ouzellaguen :

 

« Au cours des opérations de délimitation des groupes de propriété, aucune réclamation ne s'est produite par les indigènes. Par contre, le Service forestier a demandé le classement des... »[21]

 

Observons la rapidité avec laquelle les revendications justifiées des Ouzellaguen ont été anéanties, pour ne laisser place qu'à une duellité infracoloniale entre administrations.

 

Ainsi, les deux grands ensembles forestiers, les groupes n° 31 et 32, faisant respectivement 95 ha et 236 ha 60, ont été classés « communaux » par les soins du géomètre Jaussaud, sous la rubrique précise « pâture et rochers », sans que le service forestier ne se soit, semble-t-il, signalé par une quelconque obstruction ou approbation. Mais, le fait que ces parties ont été réservées dès 1865 explique certainement cela. Le litige a pris naissance au sujet de deux groupes relativement mineurs, comparés aux précédents –  sauf pour les Ouzellaguen –, les n° 29 et 30, d'une contenance respective de 7 ha 98 et 32 ha 50. La vigilance ogresque du Service forestier n'a pas tardé à se manifester par la revendication des deux groupes :

 

«          S'appuyant : 1° sur la déclivité du sol; 2° sur les travaux de démasclage pratiqués, en 1893, sur un millier de chênes-liège, éparpillés sur ces deux parcelles.

 

M. le Garde Général du cantonnement et M. l'Inspecteur de Bougie en ont, dans un procès-verbal, avec croquis à l'appui, ci-joints, approuvé par M. le Conservateur, réclamé le classement dans la catégorie des biens domaniaux.

 

M. le Commissaire Délimitateur qui avait cru devoir en constituer des communaux de parcours et auquel il avait été fait part de cette demande, établit, dans un rapport avec plan et statistique à l'appui, 1° que la partie des dites parcelles n'est pas plus considérable que celle d'une série de terres de cultures; 2° que ces parcelles, situées à peu près au centre du territoire, constituent les seules ressources en pâturages des

 

 

 

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nombreux et importants villages dont elles sont entourées; 3° qu'à l'état de broussailles bien avant l'occupation française, elles ont de tous temps servi au libre parcours des troupeaux de toute nature; 4° qu'enfin les habitants sont détenteurs de titres dont les tribunaux reconnaîtront certainement la valeur lorsqu'ils seront appelés à statuer sur le classement de ces 2 groupes, à la suite des réclamations formulées pendant la durée du délai de dépôt contre leur attribution à l'Etat. »[22]

 

Dans la limite de ce qui lui est permis, le commissaire-délimitateur Jaussaud a un pouvoir qui n'est pas sans substance. En charge de toute l'entreprise du sénatus-consulte, ses conseils sont naturellement pris en considération par la commission spécialisée, responsable de l'homologation des opérations, et à laquelle il appartient certainement. On peut bien se demander quels sont ces hommes, géomètres ou commissaires-délimitateurs, quelle est leur extraction, certains sont venus de métropole, et quelle est leur place dans le débat colonial ? Apparemment, Jaussaud a joué, le rôle d'un homme éclairé, soucieux de préserver les Ouzellaguen de  spoliations sans vergogne. En quelque sorte, il fait figure d'héritier du bureau arabe, mais il n'en défend pas moins davantage les intérêts de la commune mixte d'Akbou, dans un paysage de gouvernement civil. Ses intérêts, s'il en possède, apparaissent donc comme non strictement confondus avec ceux du Service forestier et dénoteraient plutôt la volonté d'appliquer cette espèce de juste milieu colonial, dont nous avons parlé plus haut, comme autrefois le bureau arabe, sous Bonvalet, s'en préoccupait.

 

La forêt n'est nullement marginale et vaine. L'économie forestière reste toujours capitale pour les collectivités villageoises. La variété des essences forestières rend des services tout aussi variés. L'essentiel de l'artisanat, caractéristique d'un pays rural, est lié au travail du bois, construction de maisons, fabrication d'objets domestiques et agricoles. Les premières notices consacrées à la tribu des Ouzellaguen, comme celles de Carette et de Sétif, entre les années 1840 et 1848, en un temps d'indépendance, mentionnent le travail du bois, par des « ouvriers », comme un de ses principaux traits d'activité. Carette s'émerveille, à distance, devant les circonférences gigantesques atteintes par les micocouliers croissant dans la tribu.

 

L'interdiction du droit d'usage forestier aussi bien qu'elle grève énormément les disponibilités financières et matérielles des communautés, leur crée un surcroît de dépenses dans l'acquisition des matières premières et des produits de consommation courante pour lesquels jusque-là elles accédaient en toute facilité et en toute gratuité, selon un droit de jouissance imprescriptible.[23]

 

 

 

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Ainsi, en 1877, le cheikh des Ouzellaguen – le caïd —, Belkassem ben Saïd ou Slimane, en place depuis la fin de l'année 1875 ou le début de l'année 1876, successeur d’Amzian ben Mohamed Areski ou Idir tombé sous le coup d'une atteinte judiciaire, a fait verser une provision de 118 francs à la caisse du receveur à Bougie « pour transaction forestière ». Nous ne savons pas ce qui a occasionné le versement. Peut-être s'est-il fait construire une maison peu après sa nomination puisque, venant des Mcisna dont il était le cheikh, il était étranger à la tribu. Plutôt, ce serait  des achats de poutres et de perches effectués auprès du Service forestier par des Ouzellaguen.

 

Autrement, par la réglementation forestière coloniale, les pratiques traditionnelles sont frappées d'illégalité. Les Ouzellaguen sont contraints pour se pourvoir en bois, et notamment en poutres d'un seul tenant afin de charpenter leurs maisons, de faire des coupes en fraude. Pour cela, la journée, en toute tranquillité, sans se faire remarquer, ils vont repérer les arbres. Et quand vient la nuit noire, au moment où le garde posté à Tizi N'Chéréâ ne peut les surveiller avec efficacité,

 

 

 

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furtivement, ils procèdent à l'abattage desdits arbres, qu'ils traînent jusqu'aux villages.

 

Le colonel Bonvalet reconnaît lui-même que les problèmes forestiers commencent à porter de sérieux coups à la profession du bois. Certains artisans ont déjà renoncé à une telle activité, sensible en charpenterie et en menuiserie :

 

« Quoique cette Industrie réponde à des besoins constants nous cherchons cependant à la restreindre dans de justes limites ainsi les B. Amer commencent à négliger ce genre de commerce; les B. Oughlis tendent à suivre leur exemple. »[24]

 

Mais surtout l'intervention de Jaussaud prouve l'énormité des conséquences sur le bien économique du douar; pour des choses qu'on pourrait croire de peu d'importance, il n'a pas pu grossir le trait. Malgré cela, il s'est quand même tenu en deçà d'une situation alarmante. Le classement de tous les groupements forestiers dans la catégorie communale, et non domaniale, prouve la très grande exiguïté territoriale, de même que l'existence de nombreux et importants villages à très faible distance. Les Ouzellaguen constituent une des deux plus fortes densités de l'arrondissement de Bougie et de la commune mixte d'Akbou. Et cela avec une grande acuité, c'est le produit d'un double fait : jusque-là la superficie territoriale de la tribu a été surestimée quand l'effectif de population a été très sous-estimé. Toute autre affectation, dans la catégorie domaniale par exemple, aurait sonné le glas de la tribu.

 

C'est d'ailleurs une telle considération qui a amené A. Berseville, secrétaire général du gouvernement, parlant de « l'intérêt supérieur que présente, pour les indigènes d'Ouzellaguen, le classement des groupes précités, dans la catégorie des Communaux »[25], à donner son aval au préfet du département de Constantine, préoccupé du « trouble » que leur classement pouvait « apporter dans la situation économique de la population ».[26]Ainsi, la hiérarchie s'est ralliée aux propositions de Jaussaud, contre les prétentions du Service forestier.

 

Déjà, au premier acte de la question forestière, la production de charbon de bois, pourtant marginale et spécifique de certains métiers, tel celui des forgerons, fort nombreux aux Ouzellaguen, a pratiquement vécu. Le même Bonvalet avait lancé ses coutumières mises en garde :

 

« Il n'est pas besoin d'une nouvelle réglementation qui, en apportant des entraves évidentes à la production, détruirait en peu de temps une industrie offrant des ressources précieuses aux Européens aussi bien qu'aux Indigènes. En l'adoptant, on ne tarderait pas à voir, comme cela est déjà arrivé, la fabrication du charbon devenir le monopole de 2 ou 3 individus et cet objet de première nécessité atteindre immédiatement des prix forts exagérés. »[27]

 

L'économie forestière est dans la difficulté de survivre. Elle a reçu

 

 

 

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une rude atteinte. À travers elle, par solidarité, d'autres activités connaissent les mêmes affres. Ainsi en est-il de l'artisanat du bois et du fer et de l'activité pastorale, qui se ressent dans ses troupeaux, surtout d'ovins. À ce moment, plus qu'à tout autre, la société vit avec ses limites qui se sont rapidement resserrées, dans la proximité la plus étroite et l'urgence la plus aiguë. La question forestière, cheval de Troie de la colonisation, met l'économie de la tribu en situation de blocage asphyxiant, quand elle ne vient pas contrecarrer la gestion traditionnelle de l'écosystème par les collectivités villageoises, en laissant proliférer broussailles si enclines à prendre feu. Jusque-là, les troupeaux, qui se nourrissaient dans les sous-bois, éclaircissaient et aéraient la forêt.

 

 

 

© Abdel-Aziz Sadki

 

1988

 

mis en ligne le 25 août 2012

 



[1] Nous avons généralement attribué à Bonvalet la plupart des citations ici rapportées, certains rapports sont signés de sa main, d’autres sont reconnaissables et trouvent incontestablement la marque de sa personnalité, très sensible à la question forestière, quand bien même il en est d’autres enfin qui sont redevables aux officiers du bureau arabe. En tout état de cause, maître et responsable de la décision, en dernier ressort, une telle attribution est suffisamment justifiée.

[2] 10 H 78.

[3] Hanoteau et Letourneux, p. 100-101, vol. 1 de leur ouvrage, se sont inquiétés que les affirmations d’Ibn Khaldoun sur la nature fortestière fussent excessives, au regard de la situation contemporaine : « Le territoire des Zouaoua est situé dans la province de Bougie et sépare le territoire des Ketama de celui des Senhadja. Ils habitent au milieu de précipices formés par des montagnes tellement élevées que la vue en est éblouie, et tellement boisées qu’un voyageur ne saurait y trouver son chemin. C’est ainsi que les Beni-Ghobrîn habitent le Ziri, motagne appelée aussi Djebel ez-Zan, à cause de la grande quantité de chênes-zan dont elle est couverte… », in Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, vol. 1, p. 256, traduction De Slane. On ne doit pas considérer comme obligatoirement acquise l’idée qu’Ibn Khaldoun ait beaucoup exagéré, c’est là un homme du XIVème siècle, à la culture vaste par son étendue, assurée par la qualité de son érudition, notamment géographique, enchanté par un pays tel celui des Zouaoua, dans lequel il intègre les Ouzellaguen, soucieux de comparer et d’en rehausser le trait, au moins vis-à-vis de l’Afrique du Nord. La tournure de style du passage cité – si la traduction n’a pas été trop infidèle – est destinée à frapper les imaginations, en prenant pour base des choses bien réelles. De la même façon, il faut singulièrement relativiser l’opinion que la forêt se soit dégradée depuis la fin du XIVème siècle.

[4] 2 H 8.

[5] Dans le premier état de la tribu fait, peu après sa soumission, par le bureau arabe de Bougie, il était écrit brièvement : « Deux montagnes remarquables. Ouari [Ouanari], du côté d’Illoul Amalou et Chéréa du côté d’Assammer, toutes deux couvertes en grande partie de rochers et de chênes verts. » 1 HH 79, 1851.

[6] Cf. la carte du sénatus-consulte et celle de l’I.G.N., 1957.

[7] Bonvalet, rapport mensuel de juin 1864, 43 KK 71.

[8] Bonvalet, 1er septembre 1863, 43 KK 46.

[9] Bonvalet, 10 janvier 1865, 43 KK 46.

[10] 12 juillet 1865, 43 KK 46, rapport du lieutenant de Beaumont, ancien adjoint de 1ère classe au bureau arabe de Sétif et futur chef de la future commune mixte d’Akbou, peu après l’insurrection de 1871, nommé en mars 1865 chef du bureau arabe de Bougie.

[11] Tifra et Ouled Sidi Moussa sont deux tribus distinctes.

[12] At Oughlis : 300 ha pour la fraction d’Assamer et 500 pour celle d’Imzalen.

[13] Nombre des tribus classées ci-dessus ont eu tout ou partie de leurs forêts dévastées par les incendies. Exemple, avec 1200 ha, les Toudja auraient tout perdu dans l’été 1865. L’exagération bien intentionnée du Service forestier et des Européens, même si le bureau arabe a révisé en baisse les chiffres qu’ils avaient avancés, nous invite à faire preuve d’une grande prudence et même de circonspection dans ces statistiques.

[14] Les At Sidi Abbou et At Ksila, situés à plus de 60 km de Bougie, sont des tribus du bord de mer, voisinant avec la division d’Alger. À cette heure, nous ne savons pas si les premiers s’identifient avec une fraction maraboutique des Fenaïa, peut-être individuée en tant que tribu, ou plus assurément avec la petite tribu des At Abbou, contiguë aux At Ksila. On ne trouve aucune tribu de l’est de Bougie, leur soumission totale au régime forestier tient lieu de l’un des aspects de la répression consécutifs à l’insurrection de 1864-1865.

[15] Pour cela, il faudrait ouvrir les archives du Service forestier, s’il en est.

[16] Rapport sur la délimitation et la répartition du territoire de la tribu d’Ouzellaguen, territoire civil de Constantine, rédigé par l’administrateur de la commune mixte d’Akbou, Maris, le 30 octobre 1899. M 95 (241).

[17] Bonvalet, 22 septembre 1863, 43 KK 45.

[18] Le glissement de signifiant par rapport au signifié est un phénomène général. L’appréciation rapportée par Maris fait étrangement écho à celle portée quelques années plus tôt, lors du séquestre, sur le massif d’oliviers de Sidi Younes et d’Ibouzidene. Là, on avait achoppé sur l’appellation discutée de « massif ». La même chose s’était produite, à pareil moment, sur la question des sols. Les Ouzellaguen n’attachent pas du tout la même qualité et la même valeur à la terre comme a pu le faire, selon des critères métropolitains, la Commission des centres chargée de définir le périmètre de colonisation d’Ighzer Amokrane, et comme ont pu le signaler les colons intéressés par le peuplement du centre. Sur ce point, à l’intérieur de l’élément colon, un net clivage est apparu entre colons « algériens » et colons « métropolitains », ces derniers se sont avérés rechigner beaucoup plus que les premiers sur la qualité des terres, et, d’une manière générale, sur les conditions de colonisation. De toute façon, les critères d’appréciation ne sont pas les mêmes entre une administration en charge de plusieurs dizaines de milliers d’hectares, pour laquelle les boisements des Ouzellaguen peuvent sembler négligeables, entre une administration de commune mixte et des communautés villageoises vivant dans la relativité âpre de leurs ressources et de leurs besoins.

[19] Poste de garde anciennement créé en 1872, pour surveiller le col de Tizi N’Chéréâ et faire la chasse aux bandits d’honneur, derniers avatars de l’insurrection de 1871, qui, disait le bureau arabe, écumaient les crêtes du Djurdjura et les tribus.

[20] Cela n’est rien moins que la volonté de détruire la tribu et de lui substituer une nouvelle entité administrative que veut réaliser le gouvernement civil colonial qui, dans ce domaine, a pris le relais des « mains » du gouvernement des militaires. Le sénatus-consulte, dans le cas des Ouzellaguen, vient achever une longue évolution, donner son horizon plénier à la politique coloniale. Désormais, il est question d’une confiscation complète de souveraineté politique, sociale même, et d’un transfert total de pouvoir, cette fois en lieu et place de la tribu, bien que ce même sénatus-consulte ait voulu donner une existence aux diverses communes et sections communales.

                Jusque-là on avait interdit à la tribu de se gouverner en toute indépendance, en y établissant les bases d’une administration locale, toute soumise, fondée sur le caïd et la djemaâ de tribu. Un tel quadrillage voulait répondre avec une précision serrée à la réalité locale de la société algérienne. Jusque-là, toujours, on s’était préoccupé en fin de compte plus de confiscation de pouvoir, en instituant un cercle et son bureau arabe, un cheikhat indépendant, une djemaâ de tribu, un cadi avec la justice musulmane et une justice coloniale etc., plus précisément de confiscation d’exercice du pouvoir, que de confiscation de souveraineté réelle.

                L’autorité coloniale cherche à se fomenter dans le privatif afin de le contrôler ; le soutien qu’elle lui apporte à grand renfort de mots épandus est pure façade, inharmonique car en contradiction avec sa logique profonde. Plus, elle tient à asservir le collectif, lieux et domaines de l’expression supérieure de la collectivité, points et espaces de rencontre et d’action où se cimentent les sentiments et les intérêts de l’être-à-la-communauté et de la communauté elle-même : marché, mosquées, habbous pieux et laïques, sources et fontaines, forêts, terres de parcours et de pâturages… Non plus seulement là où s’exerce la donnée politique restreinte du groupe avec ses institutions et ses pouvoirs, mais précisément là où se déroule l’existence collective, surtout sociale, culturelle et symbolique des hommes.

                Le sénatus-consulte enclenche une étape qui s’est voulue profonde, comme application du seul projet sérieux voué à la société algérienne. Son action a-t-elle été suivie et consolidée, ses objectifs ont-ils été atteints, ou bien furent-ils mort-nés, éphémères ? Pour certain que cela soit, c’est là ce qui a fait le plus de mal à la tribu, peut-être pas au moment précis du sénatus-consulte, qui pour les Ouzellaguen vient en bout de course pour donner son point d’orgue à une action commencée depuis 1851, mais dans un terme long et durable.

                Les communautés villageoises peuvent encore exister dans l’espace collectif, ainsi continuent-elles par exemple de jouir des forêts et des boisements communaux et de se donner dans les manifestations diverses, notamment festives – mais quelle place et quelle signification pour la fête dans une société dont a voulu détruire l’intériorité ? –, mais sans plénitude, dans la dépendance et la limitation, mais sans exclusivité ni liberté. Il n’y a plus de vie collective privée, protégée des regards et soustraite aux desseins des étrangers, par-dessus tout de l’ennemi français. L’espace communal des Ouzellaguen est dès lors davantage l’espace communal de la commune mixte, maîtresse de la décision.

                Finalement, le privatif, c’est-à-dire l’espace privé, poursuivra son existence, mais les tenants et les aboutissants du collectif auront été dévitalisés en grande partie. Beaucoup ont regretté et regrettent toujours la montée d’un individualisme débridé, qui en fut le produit fini, mais qui était implicitement, et même explicitement, contenu, justifié et bien maîtrisé dans la société kabyle. C’est là l’affaiblissement structurel et culturel, au sens fort, de la société tribale et villageoise.

[21] Lettre datée du 26 décembre 1896, n° 2454, et adressée par le préfet du département de Constantine au gouverneur général.

[22] Ibid.

[23] Un tel fait est solidaire d’une composition beaucoup plus générale, qui touche tous les domaines de l’économie, du commerce, de la vie matérielle et de l’existence des hommes. Le capitalisme colonial se préoccupe de la désintégration de l’économie « traditionnelle », en s’immisçant dans tous les circuits de la vie économique et sociale. Pour cela, il lutte contre la localité, l’enracinement des hommes et de l’économie dans la localité, en accroissant leur mobilité, leur brassage, mais aussi la dissolution et la perte de leur identité locale – brassage favorisant la constitution d’une autre certes, mais contraire car précisément autre, et faite par et sous la domination de l’ennemi – mais aussi la commercialisation de toute chose qui prend une survaleur énorme parce que devenue commerciale, parce que bon nombre d’intermédiaires humains et de nouvelles opérations se sont chaînés dans le procès traditionnel. Mais encore la marchandisation des hommes (REY-GOLDZEIGUER), sujets à capitation et à la pratique heurtée de l’autorité coloniale, déchaussés de leurs structures et cadres sociétaux, où chaque homme était doué d’une force sans commune mesure car tendu et sous-tendu par l’ensemble des hommes formant la communauté. Cette « libération » des hommes de leurs structures communautaires est la grande responsable de la fragilisation des ressorts et des solidarités sociales.

                La tribu est d’une force exceptionnelle dans l’offensive et plus encore dans la défense et l’inertie. On ne peut l’amener à évoluer par le travail lent et difficile de l’influence et le simple exercice de l’autorité administrative et politique. Cela ne peut se faire que par la désintégration brutale : ce qu’il faut n’est point un changement d’apparence, de coloration ou même de mentalité et d’état d’esprit, mais c’est une attaque nucléaire, c’est-à-dire la désintégration des éléments nucléaires rivés les uns aux autres dans une cohésion patrilocale sans équivalent. Que tout groupe se soucie d’afficher une origine commune familiale, et de façon plus complexe une mémoire et une histoire, n’est pas fantasme ou crédulité, mais une recherche de cohérence tout à fait exceptionnelle. C’est la réponse à l’obsession de défense de la société-localité, car rien n’égale la puissance de durée, de disponibilité, d’automatisme et de cohésion proximale des liens parentaux et familiaux.

                Même si c’est peu apparent, l’économie joue pourtant le rôle le plus dynamique dans une telle action, car le plus profond et le moins perceptible dans l’instant. En résumé, pour dire peu, la tribu qui était centre par la force des choses devient de plus en plus une périphérie coloniale, c’est-à-dire une périphérie politique et capitaliste.

[24] Bonvalet, 12 septembre 1862, 43 KK 45.

[25] A. Berseville, pour le gouverneur général, lettre du 20 mars 1897 adressée au préfet de Constantine, M 95 (241).

[26] Préfet de Constantine, lettre n° 2454 du 26 décembre 1896, adressée au gouverneur général, M 95 (241).

[27] Bonvalet, 10 janvier 1865, 43 KK 46.

 

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