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HISTOIRE DE L'ALGERIE

HISTOIRE DE L'ALGERIE

Sont présentées ici des recherches historiques sur l'Algérie du XIXème siècle et de manière générale sur le Maghreb et la France. Aux recherches s'ajoutent des points de vue, des notes de lecture et des instruments de travail.


La question forestière, phénomène colonial total - Ouzellaguen - Algérie - XIXème siècle - 1-3

Publié par Abdel-Aziz Sadki sur 25 Août 2012, 15:40pm

Catégories : #Histoire des Ouzellaguen

Extrait de :

Abdel-Aziz Sadki , Histoire des Ouzellaguen, tribu de la Kabylie de la Soummam et du Djurdjura. Espace géographique et personnalité historique, mémoire de maîtrise sous la direction de Mme Annie Rey-Goldzeiguer, UFR Lettres et Sciences Humaines, Université de Reims, 1988.

Soutenu devant le jury composé de Mesdames Annie Rey-Goldzeiguer et Camille Lacoste-Dujardin.

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6) LA QUESTION FORESTIÈRE, PHÉNOMÈNE COLONIAL TOTAL

 

La question des boisements forestiers, prise entièrement dans le rapport colonial l'éclaire par la multiplicité de ses connexions et de ses résonances. Elle nous intéresse de suite, sans que nous puissions en parler autant que nous le voudrions, tout en lui donnant une place exemplaire, qui mériterait d'être poursuivie, rien que dans le cercle de Bougie, en une étude propre et complète. D'une part en raison de l'importance des écrits du bureau arabe, où se découvre la personnalité et l'action propre d'un Bonvalet[1], traduction d'une véritable lutte entre les populations locales et leurs spoliateurs, d'autre part pour la raison précise que c'est grâce à la brèche forestière que l'élément européen a sérieusement pénétré pour la première fois dans cette partie du territoire militaire du cercle.

Pour caractériser en peu de mots les Ouzellaguen, dans une perspective comparative à l'échelle de la Grande Kabylie, y compris le versant sud du Djurdjura jusque Bougie, revisitons l'incontournable Périgot qui donne en 1846 la première mention sur leur état boisé : « L'arch d’Ouazellaguen occupe un terrain très boisé et pierreux. »[2][3] Quelques années plus tard, la carte des opérations militaires de la colonne Camou-Bosquet sur les combats des 25 et 28 juin 1854[4], nourrie

 

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pourtant de contradictions nominatives, note l'existence de 6 points couverts de bois. Les deux premiers s'accrochent à la « Tamadacht-Aouzellaguen », ainsi nommée sur la carte, c'est-à-dire, d'une part, les pentes de l'Azerou N'At Zikki et, d'autre part, les pentes au nord-ouest de Tizi N'Chéréâ[5]. Les autres se localisent à l'intérieur des trois fractions et des communautés villageoises, pourtant très rapprochées les unes des autres, ainsi en trouve-t-on deux en pente entre l'Ighzer Ibouzidene et les crêtes de Tizi Meghlaz et d'Ighil Gou Dlès, un autre tout juste au nord du village d'Ifri, sur les pentes du même Tizi Meghlaz mais côté opposé, un dernier enfin entre l'Ighzer Isgouane et le village de Tighilt Lahfir. L'existence de ces bois n'est évidemment pas due au hasard, aussi bien toutes les collectivités tiennent à la constitution de réserves forestières, aussi bien sont-elles soucieuses de les utiliser comme éléments défensifs; comme autre finalité, la guerre de maquis a été très bien illustrée par les combats mentionnés plus haut. Pour cette raison, les principaux bois ont été localisés et cartographiés par le capitaine d'état-major Balland.

La forêt, rejetée à la périphérie du territoire, essentiellement à la limite septentrionale, où les conditions climatiques et d'étagement lui sont les plus favorables, est surtout limitée par les surfaces vouées à la céréaliculture. Ailleurs, tachetant les espaces cultivés, les parcelles boisées sont réduites et se partagent les terres trop déclives avec les broussailles. C'est nécessité, car, comme ils requièrent des déplacements courts, aisés et fréquents, dans le souci d'étaler au mieux les plages journalières consacrées aux travaux agricoles, les terroirs enveloppent immédiatement les villages. La localisation des ensembles boisés, lieux d'exploitation occasionnelle du bois, lieux également de pâturage des troupeaux et d'une transhumance à faible distance, souffre moins l'éloignement. À l'exception des rares chemins de communications, ceux d'exploitation évitent Ouanari et le groupe de Tizi N'Chéréâ, presque étrangers à leur toile d'araignée; cet aspect fut renforcé par les interdictions coloniales[6].

Les Ouzellaguen se distinguent de la forêt d'Akfadou, dont la lisière méridionale passe au nord en les évitant, séparés par des lignes de crêtes. En vérité, s'ils ne possèdent pas d'espaces forestiers aussi vastes, ce ne sont pas les boisements forestiers qui font défaut. Si l'on ne trouve pas toujours de belle et épaisse futaie, les beaux arbres et les bons bois ne manquent pas. Alors quelle en est l'étendue ? D'après la première mention approximative parvenue jusqu'à nous et datée de juillet 1865, avec 500 ha, les Ouzellaguen n'apparaissent pas comme les plus mal lotis du cercle de Bougie, à forte raison quand on sait le versant méridional du Djurdjura moins favorable au développement de la couverture forestière que son vis-à-vis, plus humide.

 

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L'hostilité des tribus et leur insuffisante « pacification », notoires dans les parties orientales et occidentales du cercle où se trouvent les massifs forestiers de grande taille, ont retardé les « reconnaissances forestières » coloniales dans le cercle de Bougie. Depuis 1860, où, malgré un vif intérêt, rien de sensible n'était encore fait, la question s'est largement précipitée; en conséquence la lutte couverte est devenue acharnée. Toutefois, avec étonnement, Bonvalet fait observer que la commission chargée de la concession de la forêt d'Akfadou a opéré sans rencontrer le moindre problème, « au milieu de populations, dont la soumission remonte à un si petit nombre d'années »[7]. Les vagues d'incendies des étés 1863 et 1865, les plus importantes, coïncident dans une haute conjonction de multiples facteurs. Ce n'est point le lieu d'entrer dans des questions pointues, pour lesquelles causes et responsabilités éventuelles sont difficiles à démêler, parce que précisément mêlées dans la réalité.

Par l'accroissement des risques d'incendie et la prolifération des « bêtes fauves », la sécheresse et le développement des terrains à broussailles, suite au recul des terres cultivées et des travaux agricoles occasionnés par l'état de guerre, mettent en danger les terroirs et les villages aux maisons jointives, facilement incendiables. La déforestation partielle engagée par les Kabyles se voulait être une double réponse à un problème un : pour éloigner les Européens, il fallait détruire leurs têtes de pont forestières dans le pays, interdire la pose du jalon forestier. Mais comment faire ? Il ne faut pas oublier que la confiscation forestière, malgré une apparente unité qui était confusion habile, jouait sur deux termes : les arbres proprement dits, qui sans discussion sont richesse, mais surtout, à l'échelle d'une tribu, les terres considérables en surface, mobilisées et confisquées par la même occasion. La lutte était donc à la fois forestière et foncière, dans une époque précisément de grande faim de terre, terre qui fait défaut et qui prend chaque jour plus de valeur – le prix de la terre a monté avec célérité en l'espace de quelques années –, de tout temps, véritable mal endémique du pays, ressenti avec une acuité accrue, sous la colonisation française.

Dans le domaine économique et commercial, la recherche des terres de culture obéit à deux dynamiques générales qui s'articulent entre elles et sont nécessité. La première est la demande interne, liée à la reprise d'un après-guerre relatif, qui se manifeste par une reconquête des terrains retournés en friche, les hommes en partie libérés de l'action militaire se consacrent en plus grand nombre et avec plus de temps aux travaux agricoles, liée à l'accroissement du nombre des bouches à nourrir et des besoins par habitant en moyenne, mais pas de manière systématique car la population n'est pas concernée dans sa totalité, tant qualitativement que quantitativement, attisés par les relations économiques avec le monde colonial. La seconde est une demande extérieure, conséquence de l'entraînement, plus grand que sous les Turcs, réalisé par le commerce colonial avec les colons et les négociants européens et israélites, le marché et le port de Bougie dont

 

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les exportations se font notamment en direction de la France.

Bien entendu, cet effet d'entraînement est sélectif par le choix des produits et des denrées d'exportation, à large dominante agricole. Pour faire face à cette double demande, il devient indispensable d'étendre les surfaces cultivées, particulièrement les plantations de figuiers, en vedette, ensuite celles d'oliviers et de caroubiers, lorsque l'augmentation de productivité par l'amélioration des techniques n'a pas lieu. À ce sujet, les essais d'introduction d'un nouvel outillage par le bureau arabe afin de remplacer l'araire par la charrue, la faucille par la faux, par exemple, furent contenus dans la marginalité. D'un côté, le commerce colonial en général à travers les négociants ne cesse de recourir à l'économie kabyle par une demande toujours croissante, à défaut de pouvoir la supplanter dans l'immédiat, de l'autre on la met en situation de concurrence inégale avec une économie coloniale grandissante et surtout, après l'avoir amputée de grandes surfaces foncières, on lui oppose un blocage rigide à sa volonté d'extension des terres cultivées par les défrichements, on lui oppose un blocage économique très dur.

Les malheurs des années suivantes résultent aussi de cette croissance déséquilibrée, sinon artificielle, un immense broyage. L'économie kabyle est prise entre deux ressorts contradictoires, enfermée dans un étau. Une autre image, schématique mais évocatrice, la verrait sise sur l'enclume, la réalité de socle d'une terre de montagne pauvre et finie quant à ses possibilités de surface – plus généralement, en rapport, avec un mode de production économique familial morcelé, conséquence aussi de l'existence de fortes densités humaines –, attisée par le soufflet du commerce colonial, le négociant, et martelée sans ménagement par le colon-concessionnaire et l'administration coloniale. Et quand bien même le négociant est aussi colon ou concessionnaire, l'ambivalence continue de jouer à plein.

La forêt est objet de grandes convoitises; en cela les Français prennent le relais des Turcs – pour le porter beaucoup plus loin –, qui à l'occasion, au prix de nombreuses difficultés, sinon de revers désastreux, cherchèrent à l'aide d'une colonne militaire à s'assurer la coupe de bois. Si, apparemment – mais c'est douteux –, les Français voulaient dans l'immédiat seulement s'accaparer les forêts, les Kabyles, les plus à craindre, subissaient une question forestière très grave, très euphémisée par rapport à la réalité de leur situation. Pour une fois, la forêt cache le sol, en tant que théâtre d'un enjeu colonial majeur, la forêt elle-même et la terre !

Que des maladresses humaines se trouvent à l'origine des incendies, voire ! Que des incendies obéissent à une volonté politique réelle, c'est difficile à démontrer, mais pourquoi pas ? Ce serait une autre manière de faire la guerre, une guerre défensive, réduite à sa manifestation seconde. Des incendies, il en fût toujours comme il en est encore aujourd'hui. La sécheresse, elle seule, est responsable de plus d'un embrasement. L'oscillation de la faute, ici acte politique précis, à la maladresse, c'est l'animosité et l'incurie de l'indigène qui sont vite clamées pour cautionner le fait de le dessaisir des forêts – non de le déposséder, toujours pour demeurer dans la même logique coloniale.

 

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L'émoi et l'affolement, la dramatisation et les accusations participent tous de l'orchestration générale faite par les colonistes, heureux de pouvoir se saisir du prétexte des incendies pour étaler leurs convoitises, pressés de s'assurer une victoire complète et radicale sur l'élément indigène. Après tout, pourquoi n'auraient-ils pas créé un prétexte semblable, en provoquant eux-mêmes les incendies ou en soudoyant des gens locaux afin de servir leurs propres intérêts ? Une telle chose n'est pas plus extrême que celle contraire, commune et univoque. Après tout, Bonvalet s'est plu à faire remarquer que les forêts concédées à des Européens ont été bien plus largement épargnées que toutes autres; hasard ?

Il est dit en histoire qu'il n'est point réellement de hasard, l'incompréhension d'un fait n'est pas le gage d'une absence de cause. Démontrer la validité des protestations accusatrices des colonistes est tout aussi problématique que démontrer la culpabilité des Kabyles et de ces mêmes colonistes. Après tout, les Kabyles pouvaient se plaindre à juste titre de la destruction de leurs forêts, les a-t-on entendus ou écoutés ? On peut dire, et c'est là le résultat réel, que la campagne a efficacement couvert le cri vrai de ceux que l'on dépeçait, faisant glisser à souhait le centre d'intérêt. Pour l'heure, les colonistes triomphent car, en tous points, ils ont l'avantage.

En outre, les Kabyles ne détruiraient pas des milliers d'hectares de forêts pour les besoins de la guerre, a fortiori quand la majorité d’entre eux pense que la domination française passera, qu'inévitablement les Français seront rapidement refoulés. Ils savent trop le nombre d'années nécessaire à faire un arbre, ils savent trop son prix. L'arbre est producteur bénéfique de richesse, l'œuvre de Dieu, habité d'un ruh, animé de vie. Sa destruction sans raison est sacrilège dans une société fondée sur la céréaliculture et l'arboriculture, pour laquelle il est objet de considération, sinon de vénération.

À l'appui de l'idée de recherche désespérée de terres, voici ce que le bureau arabe écrivait :

« Les Kabyles cherchent à tout prix à se procurer des terres, qui, chaque jour leur font de plus en plus défaut, par suite de l'accroissement de la population et ils en espèrent avoir en se ménageant des clairières au milieu des forêts et des broussailles.

Il n'y a point d'autre raison à leur manière de faire. »[8]

Il s'est agi en fin de compte, comme réponse aussi aux exigences de l'assolement biennal, bien plus de débroussaillements – les plus proches des villages, signe qu'ils ont été mis en culture dans le passé –, dans un but de prévention, de reconquête et de gain de nouveaux terrains de culture, que de déforestation proprement dite.

Là, Bonvalet entend demeurer fidèle à ses principes de « bon gouvernement des indigènes ». Selon une rivalité administrative ancienne et permanente, le bureau arabe acceptait mal la constitution d'administrations parallèles et autonomes qui réduisaient ses compétences et dont, précisément, l'indépendance de comportement venait

 

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déranger brutalement la politique. En réponse aux pressions diverses du milieu colonial, notamment des Inspections des forêts de Bougie et de Sétif, de même que devant les tentatives de percées foncières dans la vallée de la Soummam, le colonel Bonvalet voyait le rôle du bureau arabe et du commandement supérieur d'une façon très dynamique et très significative, non tellement comme élément puissamment agissant, quelque sorte de volontarisme administratif – absence de projet colonial spécifique ? Se fait-il peu d'illusions dans ses capacités de transformations de la société ? –, mais comme arbitre, au-dessus de la mêlée, sage maître de la conscience, mais comme élément modérateur, ordonnançant le jeu des rapports entre les deux parties antagonistes dans le souci d'un juste milieu, relatif bien sûr puisque valable dans un cadre colonial toujours justifié. Toute chose dans une apparente position de retrait, dans le terme de la mission, sous le règne du provisoire, le provisoire qui prépare une nouvelle situation, la victoire de l'une des parties sur l'autre, la synthèse des deux ?

Ce qui peut apparaître comme la règle d'or du bureau arabe s'est vu exprimé significativement à l'occasion même de la question forestière :

« Nous sommes aujourd'hui dans une période de transition, en présence d'intérêts opposés, toujours exagérés, et que nous devons également sauvegarder. Loin de s'effacer, le commandement a un rôle qui me semble bien nettement tracé; c'est celui de modérateur équitable et impartial. »[9]

Après ce long rappel du mouvement général, quelle est la part d'implication des Ouzellaguen dans la question forestière ? La question forestière dans le cercle de Bougie est organisée dans son ensemble en juillet 1865, bien après les concessions faites à des Européens. En conformité avec les circulaires qui règlementent la question des pâturages des troupeaux, les Ouzellaguen sont intégrés dans la sous-division de la seconde catégorie, en compagnie des tribus recélant des forêts non soumises au régime forestier. Dans une lutte serrée, avec véhémence, le commandant supérieur à Bougie Bonvalet prend pour partie la défense des intérêts des tribus, devant l'outrecuidance des colons-concessionnaires et de l'Inspection des forêts. Le classement des forêts a fait l'objet d'une entente entre le sous-inspecteur des forêts de Bougie et de Beaumont, chef du bureau arabe. Le bureau arabe, encore dans un moment de force, n'a pas reculé complètement devant les avancées du Service forestier :

« Dans les premières [tribus ou il existe des forêts non soumises au régime forestier] de larges espaces ont été laissés aux paquages, en ayant soin de réserver les parties les plus boisées; dans les tribus ou il n'existe pas de forêts il y a cependant assez de broussailles pour les paquages. Aucune réserve n'étant faite dans ces tribus que les troupeaux y trouvent de quoi vivre sans avoir besoin d'aller dans les forêts des tribus voisines. »[10]

 

 

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